The Immigrant, film de James Gray sorti en 2013, nous transporte au coeur de l'année 1921. Nous y suivons Ewa (Marion Cotillard) et sa sœur Magda. Ces dernières quittent leur Pologne natale pour la terre promise, New York.
Arrivées à Ellis Island, Magda, atteinte de tuberculose, est placée en quarantaine. Ewa, seule et désemparée, tombe dans les filets de Bruno (Joaquin Phoenix), un souteneur sans scrupules.
Pour sauver sa sœur, elle est prête à tous les sacrifices et se livre, résignée, à la prostitution. L’arrivée d’Orlando (Jeremy Renner), illusionniste et cousin de Bruno, lui redonne confiance et l'espoir de jours meilleurs. Mais c'est sans compter sur la jalousie de Bruno.
Alors que sa filmographie est toujours ancrée dans son temps, The Immigrant est le premier film du réalisateur James Gray à se situer dans un passé que le metteur en scène n'a pas personnellement connu, plus précisément en 1921.
Très attaché au sujet de l'immigration à New-York dans chacun de ses films, c'est la première fois qu'il filme Ellis Island, lieu empreint d'une histoire très forte, puisque le bâtiment a abrité le service d'immigration de New-York jusqu'en 1954.
Ce long-métrage historique, très bien reçu par la critique lors de sa sortie, n'a pourtant pas connu le succès et n'a reçu aucune nomination aux Oscars.
La raison de ce fiasco est très simple, elle se nomme Harvey Weinstein. Olivier Dahan, Martin Scorsese, Jean-Pierre Jeunet, Mark Christopher... Ils sont nombreux à avoir subi les célèbres coups de ciseaux du producteur américain, qui n'hésite pas à couper des scènes et amputer tout un film de son essence s'il estime qu'il en sera plus rentable.
James Gray fait partie de ces figures de réalisateurs privés du fruit de leur travail. Mais avant de revenir à The Immigrant, retournons quelques années en arrière, en 2000, au moment de la sortie de The Yards, second long-métrage de James Gray produit par... Weinstein.
À cette époque, le réalisateur n'est pas en mesure de négocier quoi que ce soit avec le célèbre producteur qui possède le dernier mot sur le film. Et ce dernier n'hésitera pas à en profiter.
Après lui avoir demandé de raccourcir son scénario, Weinstein demande à Gray de modifier la fin de The Yards après une projection-test. Toujours pas convaincu, le producteur cherche à couper à nouveau.
Mais, devant une nouvelle projection-test où le public continue d'être circonspect, il accepte de revenir à une version plus longue puis laisse pourrir le film dans un coin pendant un an.
Au final, si Gilles Jacob n'avait pas invité Gray à le présenter au Festival de Cannes, The Yards serait sorti en Direct-to-Vidéo. Une fois sur la Croisette, rien ne va s'arranger pour le long-métrage de Gray.
Lors de la projection, le metteur en scène fait en effet face à sa première "violence cannoise". Son film est encensé par les uns et hué par les autres. Weinstein aux mains d'argent saute sur l'occasion et saborde une dernière fois le film, lui offrant une sortie limitée et aucun appui publicitaire.
Une histoire bien triste qui aurait d'ailleurs pu priver le public du reste de l'œuvre de Gray qui, après cette expérience douloureuse, mettra sept ans à réaliser son film suivant, La Nuit nous appartient.
James Gray : cinéphilie, tragédie familiale et importance de l'acteur... les obsessions de l'héritier du Nouvel HollywoodOn peut alors se poser la légitime question : pourquoi le metteur en scène a-t-il accepté de collaborer à nouveau avec Weinstein sur The Immigrant ? En effet, si le cinéaste avait le final cut sur son film, Weinstein a néanmoins exercé une forte pression sur lui pour faire prévaloir sa propre version du long-métrage, plus commerciale (avec 30 minutes de moins et un happy end...).
Gray s'est donc retrouvé face à un dilemme : soit "détruire" The Immigrant en allant dans le sens du producteur, soit le laisser tel quel et le condamner à une mauvaise distribution.
Le réalisateur a choisi la deuxième option, poussant ainsi Weinstein à mettre de côté le film, ce qui explique le fait qu'il soit passé inaperçu (six millions de dollars de recettes pour un budget de 16 millions et aucun Oscar...) malgré son très bon accueil de la presse.
Lors d'un entretien réalisé par le quotidien britannique The Telegraph à l'occasion de la sortie de The Lost City of Z, le réalisateur est longuement revenu sur cette expérience désastreuse, spécifiant d'entrée de jeu que cette nouvelle collaboration avec Weinstein était loin d'être un choix ni un moyen d'apaiser leur relation :
"Laissez-moi être aussi direct que possible avec vous là-dessus. Il n'y avait aucune relation à réparer. Je n'avais pas l'intention qu'Harvey achète et distribue The Immigrant. Je trouvais que c'était une idée désastreuse. Et je ne pensais pas qu'il voudrait du film ni qu'il l'aimerait.
Mais il en a acheté les droits de distribution sans que je le sache ! Il l'a acheté aux gens qui s'occupent de lever des fonds pour moi aux Etats-Unis. Je leur ai dit que c'était une mauvaise idée mais je n'ai pas eu gain de cause.
Ce n'était ni ma préférence ni mon choix. Je ne voulais pas que ça se fasse, je n'avais aucune relation avec Harvey. Ce n'est donc pas comme si j'avais cherché à apaiser nos rapports et qu'il m'avait encore entubé ensuite. Je ne suis pas idiot au point de lui faire confiance deux fois !"
Toujours selon James Gray, la version de Weinstein durait une heure et 28 minutes (au lieu d'une heure et 53 minutes) et s'achevait façon La Mélodie du bonheur. Le film devait se terminer sur un plan où Marion Cotillard et sa soeur marchent au travers d'une montagne à Los Angeles avec une voix-off disant : "J'ai réussi, j'ai réussi", avec en fond une musique grandiloquente.
Le réalisateur a finalement tenu tête à Weinstein et conservé son final cut. Comme spécifié plus haut, l'ex nabab d'Hollywood, récemment condamné à 23 ans de prison pour agressions sexuelles, a volontairement saccagé la sortie américaine du film de Gray en représailles.
"Quand le film est sorti aux Etats-Unis, Marion a gagné pratiquement tous les prix critiques. Harvey aurait sans peine pu lui obtenir une nomination à l'Oscar, même lui faire gagner la statuette, s'il avait mis sa machine en marche derrière elle", explique le réalisateur.
"On agit souvent par autodestruction. Harvey qui enterre le film était un véritable acte d'autodestruction. En gros, il a fait ça parce que je ne suis pas allé dans son sens. Ça a violé ses principes narcissiques.
Lorsque vous ne faites pas exactement ce qu'il veut, cela n'a aucune importance que ce soit dans son intérêt de protéger le film. Il ne voit pas les choses de cette façon."
Avec une sortie confidentielle sur 150 salles aux USA, The Immigrant ne pouvait que se planter, parvenant à faire moins de recettes que l'intimiste Two Lovers. En comparaison, La Nuit nous appartient était sorti sur 2400 salles en Amérique.
Malheureusement, les déboires de James Gray ont continué avec Ad Astra. Le metteur en scène a été contraint de changer la fin et retourner des scènes pour son long-métrage de SF sous la pression des studios Fox et Disney. Cela a beaucoup retardé la sortie du film.
"J'avais le sentiment d'être allé aussi loin que je pouvais sur le film. Mais si c'était un compromis nécessaire [NDR : le reshooting et la fin différente], j'étais prêt à le faire pour permettre à mon film d'enfin sortir. Je vous dit ça en toute franchise", confiait Gray à Libération en septembre 2019.
NOTRE ENTRETIEN AVEC JAMES GRAY POUR AD ASTRA