Nous sommes le 27 octobre 1976. Louis de Funès est à l'apogée de sa carrière. L'Aile ou la cuisse, son dernier film, vient de sortir sur grand écran. Il cartonne partout en France et réunit 5,8 millions de spectateurs.
Mais les fans de l'acteur trouvent ce dernier affaibli, amaigri, moins exubérant et énergique que dans ses précédents films. Si Louis de Funès livre une prestation moins enlevée, c'est pour des raisons des santé. Deux ans auparavant, Gérard Oury, fort de son triomphe avec Rabbi Jacob et ses 7 millions d'entrées, compte bien retrouver De Funès pour un projet ambitieux : Le Crocodile.
À ce moment-là, le comédien âgé de 60 ans est en forme. Dans Le Crocodile, il est prévu qu'il incarne le Colonel Crochet, dictateur d'un pays méditérranéen. Gérard Oury raconte le film à son comédien fétiche lors d'un dîner : "Déconfiture économique, privation des libertés, la révolte gronde et façon Somoza au Nicaragua ou shah d'Iran, les Américains larguent un président à vie politiquement mort. Baby-Crochet trahit son papa et passe à la gauche révolutionnaire, tandis que Mme Crochet fomente une insurrection car elle couche avec le chef de la police et veut l'installer à la place de son mari.
Alors pour renverser la situation, Louis, tu organises contre toi-même une série de faux attentats, ignorant que de vrais attentats ont été préparés et tu passes au travers des vrais en croyant qu'ils sont faux : bombes, fusils à lunettes, grenades, tout vole en éclats, tout s'effondre autour de toi. Une maison s'écroule : « C'est une fausse explosion ! », glisses-tu à ta femme, épatée par tant d'héroïsme. Donc, elle te dégomme, faisant de son amant le nouveau maître du pays.
Tous deux te jettent en prison, espérant que tu vas te faire massacrer par ceux qui s'y trouvent : c'est toi qui les y as fourrés. Mais Crochet est une ordure intelligente. Il retourne sa veste et ses ex-adversaires, s'appuie sur eux, s'évade et avec leur aide rétablit une dictature en tout point semblable à celle qu'il exerçait une semaine auparavant. À ceci près : le drapeau a changé de couleur !"
Louis de Funès est très enthousiaste, surtout que Charles Gérard et Aldo Maccione, déjà complices dans L'Aventure cest l'aventure de Claude Lelouch, sont annoncés au casting. En mai 1974, un accord est trouvé entre Oury et le comédien ; le tournage est ainsi programmé pour le printemps 1975. Le réalisateur travaille donc à fond sur le scénario avec sa fille Danièle Thompson. Près d'un an plus tard, tout est prêt : décors, costumes, autorisations de tournage en Grèce... la totale !
C'est ici que les ennuis commencent. Le 20 mars 1975, Louis de Funès est malheureusement victime d'un infarctus. Il s'agit d'un léger malaise cardiaque, rien de grave pour le moment. Sauf que 10 jours plus tard, l'acteur fait un nouvel infarctus, cette fois bien plus sérieux. Les médecins tombent tous d'accord, De Funès n'est absolument pas en état de tourner Le Crocodile. Ils se demandent même si l'artiste pourra rejouer la comédie un jour tant son état de santé est inquiétant.
Pourtant, la production du film ne partage pas ce ton alarmiste. Une première affiche est même dévoilée dans le magazine Le Film Français. Le producteur Bertand Javal se veut rassurant, Louis de Funès récupère bien et le tournage du film n'est pas menacé. Gérard Oury et son équipe continuent donc de se préparer pour les 15 semaines de tournage à venir.
Avant cette grave attaque, De Funès avait déjà eu quelques soucis de santé, notamment après ses 92 représentations sur scène de La Valse des toréadors. Très fatigué, l'acteur n'avait pas pu honorer les 100 spectacles prévus. "Cette immense fatigue que j'ai dû surmonter, c'est une sonnette d'alarme. Il faut avoir la sagesse de l'écouter", confiait le comédien en avril 1974.
Finalement, en juillet 1975, la sanction tombe pour Le Crocodile. Louis de Funès renonce à faire le film. Ses médecins, qui ont lu le scénario, jugent le rôle trop physique et dangereux pour quelqu'un de si faible. "J'ai écrit pour Louis — qui est mon ami depuis dix ans — un scénario dans lequel chaque clin d'œil, chaque geste, chaque gag, lui est tout spécialement destiné. Son rôle n'est pas une houppelande que l'on peut maintenant jeter sur les épaules d'un autre comédien. Il faudrait, pour remplacer Louis, des remaniements considérables. La maladie de Louis — qui m'a bouleversé sur le plan amical — me fait perdre un an et demi de ma vie professionnelle. Mais j'ai d'autres idées de sujet, d'autres projets, d'autres contrats signés. Mon vœu le plus cher reste néanmoins de pouvoir travailler avec Louis de Funès", déclare Gérard Oury le 17 juillet 1975 pour France Soir.
De Funès ne reprendra le chemin des plateaux de cinéma qu'en 1976, sous l'impulsion du jeune producteur Christian Fechner, 32 ans. Ce dernier parvient à convaincre les compagnies d’assurances de le couvrir sur le tournage de L'Aile ou la cuisse de Claude Zidi. Amaigri et assisté médicalement, la star du box-office des années 1960-1970 doit à tout prix se ménager et se protéger des méfaits de la canicule qui sévit durant l'été 76. Résultat des courses : Louis de Funès livrera aux côtés de Coluche, la valeur montante du moment, un jeu plus allégé, plus nuancé, voire même ouvert à l'émotion.
Quatre ans plus tard, Gérard Oury, qui n'a pas renoncé à tourner Le Crocodile, propose le rôle principal à Peter Sellers. Le célèbre comédien accepte et le metteur en scène retravaille le scénario pour le mettre à la sauce américaine. Mais la malédiction frappe à nouveau : Peter Sellers décède le 24 juillet 1980 d'une attaque cardiaque. Danièle Thompson parvient alors à convaincre son père de ne pas s'acharner : "Jamais 2 sans 3, la prochaine fois, ce sera toi, je ne veux pas que tu fasses ce film." "Il est des moments où il faut écouter ses enfants", confiera Gérard Oury. Il ne tournera plus jamais avec Louis de Funès, qui succombera à un 3ème infarctus le 27 janvier 1983.
NOTRE GIVE ME 5 SUR LOUIS DE FUNÈS
Sources : "Gérard Oury, Mémoires d'éléphant", Olivier Orban, 1988
"Ça tourne mal ! L'histoire tumultueuse et méconnue du cinéma français" de Philippe Lombard, Editions La Tengo