D’où est sorti ce film, où file t-il doucement, à travers les plateaux de cinéma et les portes sans serrures du palais de Norma Desmond ? Vers l’éternité ? Il semble embrasser tout les genres, et n’appartenir à aucun. C’est un mort qui raconte l'histoire. Son corps légèrement courbé flottant sur l'eau. L'eau qui a pris une couleur rouge. Il nous explique, soudain ironique, que l'homme gisant là avait toujours rêvé d'avoir une piscine. Et puis, il s'y met, doucement, à raconter l'histoire de cette bien morte personne, la personne qu'il est, lui, Joe Gillis (William Holden), scénariste malchanceux rattrapé par son destin. Un peu sarcastique, cynique, un peu réservé, tenu. Il nous amène dans une demeure vaste, sorte de palais antique où le temps passé se répète, inlassablement. Où la gloire d'une reine abandonnée semble perdurer, au plus profond des mensonges et des illusions. Perdurer jusqu'à la folie. Norma Desmond (Gloria Swanson) apparaît, comme par magie, sur le balcon de l'étage au dessus. Elle se tient dans une position extravagante, comme pour permettre à sa lumière de sortir. Sortir des ténèbres de ses habits noires et de sa maison spectre, où tout rappelle le temps qui se fixe et le passé triomphant. Gillis la fixe un peu, son visage halluciné, ses yeux fins et brillants, et puis la reconnaît, soudain. "Vous étiez grande, autrefois" lui lance t-il. Ce qui lui vaut cette réplique définitive : "Je suis toujours grande, ce sont les films qui sont devenus petits !" Oui, c’était une star, une vraie star, avec pour seuls mots dans ses films les traits de son visage et son regard perçant. Elle apprend qu'il est scénariste. En transe, elle lui explique. Lui raconte le scénario pathétique et périssable qu'elle travaille depuis des années, pressentant son retour qui n'aura jamais lieu. Elle à besoin d'un correcteur. Lui propose. Gillis se rend à l'évidence. Il a quelques problèmes. Il n'est pas bien riche. Même un enfant de huit ans réussirait à corriger l'odieux travail de la star. Il accepte. Il devient son amant. Son pantin. Sa marionnette. L'objet qui comble sa solitude. L’objet qui la laissera se détruire et l’objet qu’elle tuera. En la voyant pour la première fois, l'on sait, tout de suite, que sa fin sera tragique. D'autant plus qu'elle ne croit pas en sa propre fin. Elle est éternelle. Les milliers de lettres d'admirateurs qu'elle reçoit le disent. Les lettres que lui envoie, chaque jour, Max (Erich Von Stoheim), son majordome fidèle et glaçant, pour faire perdurer l'illusion terrible qui deviendra ce pourquoi elle se force à continuer à vivre. Ce personnage en apparence odieux est un monstre d'humanité, de solitude et de désespoir. Wilder critique, avec une mélancolie profonde doublée d’une férocité implacable, un Hollywood qui détruit ses vedettes, en fabrique de nouvelles, et les détruit à leur tour. Il ne cache pas son respect pour le Hollywood qui a inventé le cinéma, mais compte aussi, dans son constat, le délire de grandeur de ceux qui étaient trop grands. Ce portrait juste et piquant d'une industrie est peut-être ce que l'on a fait de plus beau dans le cinéma américain, autant dans sa maîtrise artistique que scénaristique. Il y a bien quelques passages gorgés de poésie, ici et là... Un par exemple où, lors de la scène de la visite à la Paramount, un micro vient effleurer la plume du chapeau de Swanson, et qu'elle repousse vulgairement. Il y a bien, aussi, un peu plus loin, ce projecteur qui se fixe sur elle, assise sur une chaise ; l’inondant de lumière. Les gens la reconnaisse, filent vers elle. Là, Wilder la filme en plongée, comme une sorte d'étoile morte, que tous acclament pour la dernière fois. Dernière ? Pas tout à fait, il y a bien aussi, ces caméras qui finalement - et par un malheureux concours de circonstances - se mettent à tourner, à la toute fin, la filmant descendre des escaliers, pleurer de bonheur d'être de « retour » et de lancer cette célèbre phrase : "Très bien monsieur De Mille, je suis prête pour le gros plan"...C'est un final splendide, où la grande Norma Desmond disparaît en fondu, un fondu pareil à un long voile blanc recouvrant son visage baignant dans la folie, et le fantasme imperturbable du renouveau de sa gloire passée. Voici un chef-d’oeuvre. 19/20.