A la lecture des critiques, je me suis dit que "La Question Humaine" allait me réconcilier avec le cinéma d'auteur français, après la purge de "Charly" : un drame psychologique mâtiné de fantastique dans le monde de l'entreprise, à mi-chemin entre "Une étrange Affaire" et "Ressources humaines", voilà qui était alléchant.
Le générique se déroule avec comme fond un long travelling en plongée sur des numéros de places de parking, dont la signification est claire : dans le monde de l'entreprise, on n'est que des numéros, voire pire, des matricules. Puis en voix off, celle si reconnaissable de Mathieu Amalric, le narrateur raconte au passé son métier de psychologue dévoué à cette nouvelle culture patronale dont l'unique objectif est de faire des cadres des chevaliers d'entreprise, au moyen de séminaires de dynamique de groupe où des participants en arrivent à pleurer comme des enfants, alors que défilent à l'écran des images de costards noirs alignés le long d'urinoirs.
Lumière dure, tombant en trappe, décors froids, pas si éloignés des locaux de la statsi dans "La Vie des Autres", jeu sur la profondeur de champ, découpage du cadre par des portes vitrées, des fenêtres, "La Question Humaine" est formellement aux antipodes de "Charly": tout est soigné, avec une utilisation assumée des moyens du cinéma. Pourtant, 2 (longues) heures et demi plus tard, le résultat est le même : une salle désertée par plus d'un tiers de ses spectateurs, et un ennui doublé d'une gêne qui tourne vite à l'agacement.
Le jeu de chat et de souris entre Lonsdale et Kalfon (déjà présent il y a 26 ans dans "Une étrange Affaire") suscite d'abord l'intérêt, tout comme l'interpénétration et l'opposition entre musique et économie. Quand Simon égrène la longue liste d'actes pourtant anodins de Jüst (il est resté une heure dans sa voiture sur le parking, il a refusé de prendre les appels pendant une matinée), mais dont la mise bout à bout esquisse un portrait inquiétant, on prend le parti du directeur général ; mais quand celui-ci convoque Simon au milieu d'une soirée et lui demande pourquoi il est allé dans la salle des archives, on comprend que le comportement de chacun est épié, et que tous constituent des dossiers avec une frénésie digne de Clearstream.
Le délabrement de Simon, d'abord imperceptible, puis de plus en plus éruptif, correspond à un délabrement du processus narratif : étirement de certaines scènes (un flamenco de 8 minutes, et hop, on enchaîne avec un fado, ou une rave interminable), alors qu'au contraire certaines péripéties importantes sont montrées de loin, inaudibles, coupées de toute chronologie.
Et puis on comprend que tout ça n'est qu'un prétexte à étayer la thése de Nicolas Klotz : "La Shoah est un des actes fondateurs de la modernité, elle a révélé la part maudite de la société industrielle. Elle en fait organiquement partie." A l'élimination méthodique des juifs ukrainiens correspond l'application aveugle d'un plan social ; aux camions à gaz des nazis, font écho les camions passés au détecteur de présence par les douaniers de l'espace Schengen.
Du coup, on comprend pourquoi la multinationale est allemande : ce n'est pas pour illustrer la mondialisation multipolaire, mais juste pour recycler le vieil axiome : boche = nazi ; et tant pis si on n'est plus à l'époque des "Enchaînés" ou de "Marathon Man", on bricole les nazis de la deuxième génération, ou la réinvention du péché originel. Peu importe que la greffe de ce lien sur l'intrigue initiale soit terriblement capilotractée, de toute façon ça fait un bon bout de temps qu'il n'y a plus d'intrigue.
Assimiler l'horreur académique à la Shoah est au mieux un raccourci extrêmement simpliste, au pire une entreprise de banalisation du génocide. Moralement ultra contestable, cette théorie achève de faire voler en éclat une narration déjà bien mise à mal. Mais bon, du moment que Le Monde, Les inrocks et Les Cahiers du Cinéma ont aimé...
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