Quand il entame le tournage de “La règle du jeu” le 7 février 1939 soit presque exactement deux ans après celui de “La grande illusion”, la foi de Jean Renoir dans les vertus du pacifisme a pris un peu de plomb dans l’aile après qu’il a constaté que les accords de Munich signés le 30 septembre 1938 par la France et l’Angleterre signifient en réalité l’annexion des Sudètes par le IIIème Reich. Une soumission aussitôt interprétée par Hitler comme un engagement à poursuivre son expansion vers l’Est avant la suite que l’on connait et que Renoir qui n’est pas sot sent bien venir. Cette prise de conscience est concomitante à la fin de sa relation avec sa monteuse Marguerite Houllé qui l’avait rapproché du Parti Communiste auquel il n’adhérera jamais. Il a alors du vague à l’âme comme il l’exprime rétrospectivement dans son livre “Ma vie et mes films” datant de 1974. Il entend après “La bête humaine” s’éloigner du réalisme et dénoncer la déliquescence de la classe bourgeoise à travers un film aux contours légers prenant pour inspiration narrative “Les caprices de Marianne” (1833) d’Alfred de Musset et “Le jeu de l’amour et du hasard” (1730) de Marivaux. Si une citation de Beaumarchais sur l’amour léger ouvre le film, Renoir n’oublie certainement pas la tirade de Figaro (acte V scène 3) à l’encontre du comte Almaviva, prémonitoire de la Révolution à venir quelques années plus tard : « Parce que vous êtes un grand Seigneur, vous vous croyez un grand génie !... Noblesse, fortune, un rang, des places : tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus... ». Jean Renoir semble prendre conscience que c’est à force de certitudes et de suffisance que l'aveuglement gagne des classes privilégiées rendues incapables de détecter bien avant l’embrasement, les mouvements souterrains qui d’abord à bas bruit secouent les classes populaires autrefois nommées laborieuses. Il a bien compris que tout occupées à leurs occupations souvent vaines et dérisoires, ces élites qui gouvernent ne voient jamais le danger venir qu’il soit de l’intérieur comme en 1789 ou de l’extérieur comme en 1918 ou 1939. C’est en exposant avec un savant mélange de légèreté et de gravité, la vacuité d’une certaine classe persuadée qu’elle échappera toujours aux événements en pactisant sans trop le dire avec le nouveau pouvoir en place ou en s’exilant si les choses prenaient un tour inattendu et fâcheux, que Renoir espère provoquer une réaction. Réaction il y aura car son film, sorti en première dans deux salles parisiennes (Colisée et Aubert-Palace) le 7 juillet 1939, sera très mal reçu par les spectateurs aisés fréquentant les cinémas à l’époque qui se sont trop bien reconnus dans les personnages moqués par le réalisateur. Les coupes et les différents montages n’y changeront rien. Le film jugé trop démoralisant sera interdit ne faisant sa réapparition qu’en 1945 après la Libération. Il faudra attendre l’arrivée de la Nouvelle Vague et sa projection en 1959 au Festival de Venise dans une version restaurée pour que le film soit enfin jugé à sa juste valeur et même porté au pinacle comme faisant partie des cinq plus grands films de tous les temps. Vu près d’un siècle après sa conception, “ La règle du jeu” s’avère être une dénonciation au vitriol d’une classe dirigeante ou aristocratique dont les préoccupations laissent songeur. En faisant le tour de chacun des personnages qui s’agitent dans la résidence de campagne située en Sologne du Marquis Robert de la Chesnaye (Marcel Dalio), rien n’est à sauver y compris chez les domestiques qui à force de côtoyer tant de vacuité et de suffisance sont comme contaminés. Le Marquis tout d’abord excellemment interprété par Marcel Dalio ne semble exister qu’en exerçant son pouvoir de manipulation. Ses élans de fraternité avec le braconnier et ses domestiques ne sont que surjoués et empreints d’une condescendance qu’il ne cherche d’ailleurs pas à cacher. Lors de sa présentation à l’écran, la manière dont Renoir le montre bavardant de sa vie intime devant son valet de pied en dit long sur l’idée qu’il se fait de lui-même et de son serviteur. Sans illusion sur la race humaine, il ne retrouve son âme d’enfant que devant les automates hors de prix qu’il collectionne. Son épouse Christine interprétée par une Nora Gregor au jeu mécanique dont Renoir regrettera de l’avoir choisie, brille par son inconstance qui la voit s’amouracher selon une humeur pouvant changer aussi vite qu’elle ouvre la bouche. André Jurieux, l’aviateur casse-cou, amoureux de Christine interprété par un Roland Toutain certes athlétique mais aussi très piètre acteur, Renoir en fait l’intrus dans un milieu qui n’accepte pas facilement tout ce qui pourrait changer un tant soit peu l’ordre des choses. Il le paiera d’ailleurs chèrement à la fin comme si son sort funeste avait pu être réglé dès le départ par un Marquis possiblement aux commandes d’une très malheureuse coïncidence. Ensuite, Octave le débonnaire qui voit un Jean Renoir plutôt convaincant dans un rôle qui n’est peut-être pas totalement de composition. Celui se qualifiant à qui veut l’entendre de raté mais qui voit tout, entend tout, comprend tout avant tout le monde. A la fois dedans et dehors. Toujours là où on l’attend mais aussi parfois là où on ne l’attend pas. Celui dont on sait que les renoncements ou les départs seront toujours facilement réversibles. En somme, l’opportunisme incarné. Enfin Geneviève, la maîtresse du Marquis, interprétée par l’excellente et très jolie Mila Parély, sans doute la seule qui semble s’assumer complètement et surtout pas dupe de la futilité de sa vie menée jusqu’à présent. Avec la profondeur de champ qu’il utilise à foison mais toujours à bon escient, Renoir s’inspirant de la grammaire théâtrale donne vie à cette oisiveté foisonnante qui plus prosaïquement, lui permet de masquer la platitude du jeu de certains de ses acteurs. Bizarrement les plans se resserrent quand sa caméra s’aventure à l’extérieur pour la partie de chasse qui constitue l'un des moments les plus forts du film mais aussi le plus signifiant, montrant avec ce massacre organisé, les domestiques et garde-chasse envoyer à l’abattoir tout le petit gibier qui peuple la forêt et marécages environnants pour que ces messieurs et ces dames se donnent sans trop d’effort l’impression d’être des chasseurs émérites. Renoir, avec son directeur de la photographie Jean Bachelet, est ici virtuose notamment dans le dernier plan de la séquence montrant au ralenti l’agonie d’un lapin et donnant ainsi la meilleure illustration de la déliquescence d’une caste qui toute à ses basses affaires ne fait plus la différence entre le bien et le mal. La meilleure explication nous est donnée ici aux soubresauts de l’Histoire, révolutions, guerres et famines provoquées par l’incurie et l’égoïsme de classes dirigeantes finissant immanquablement par vivre en autarcie. Jean Renoir avait dit à propos de son film qu’il avait été inspiré tout au long du tournage par l’expression « danser sur un volcan » prononcée par Narcisse-Achille Salvandy lors d’une fête au Palais Royal juste quelques semaines avant que n’éclate la Révolution de Juillet. Le réalisateur avait été cette fois-ci prophète, la catastrophe ayant suivi de peu la sortie de son film. Mais lui aussi faisant partie intégrante de la classe dont il vilipendait l’inaction dans son film, n’avait guère tardé à rejoindre Hollywood (en octobre 1940) ne revenant en France qu’en 1952 pour y tourner « Le Carrosse d’or » . Non sans avoir auparavant offert ses services à Vichy, faisant écrire au critique cinématographique Pascal Mérigeau dans son livre de 2012 sur le réalisateur : « Renoir ne s'est pas opposé au courant dominant, il l'a accompagné, s'exprimant et se comportant comme le pétainiste convaincu que probablement il n'était pas, au service de la seule cause qui lui importait, la sienne propre ». Quoiqu’il en soit , il délivre de manière brillante mais peut-être un peu tard un message sans équivoque sur la triste et sans doute éternelle raison qui amène les hommes à prendre les armes .Jean Renoir à la filmographie foisonnante était un grand réalisateur et il est toujours prudent de séparer l’homme de son œuvre. Son film “La règle du jeu” est sans conteste un grand film. L’un des cinq plus grands de tous les temps ? Cette affirmation qui encore aujourd’hui ne se dément pas, peut tout de même être soumise à débat.