Le cinéma français est mort, quoiqu'il surnage de temps à autres une œuvre marquante, mais qui en aucun cas ne peut rivaliser avec les chefs d’œuvres d'antan. L'Armée des Ombres a achevé d'élever à mes yeux Jean-Pierre Melville au rang de monstre sacré du 7e art, en seulement 2 films (le Samouraï étant le premier). Une telle maîtrise du cadrage, de la plastique épuré si sublime aux yeux du cinéphile, et du rythme a de quoi donner le tournis. C'est d'un tel niveau de perfection, tout en restant sobre et simple, que je suis prêt à accepter le monsieur au côté des grands réalisateurs américains, de Kubrick à John Ford, sans oublier le grand David Lean anglais et le génial Kurosawa japonais. Leur équivalent français, c'est Melville. Rien n'égale la puissance de son récit qui déborde des limites imposées par l'écran. Les premières images d'une campagne grise plantent une atmosphère venteuse et sèche, d'une force comparable à l'atmosphère de The Thing de Carpenter. Oui, j'assume ma position, pour moi l'Armée des Ombres a une multitude de facettes, et l'ambiance frôle celle de films d'horreurs cultes inébranlables sur leur trône (musique qui semble être un écho d'Halloween) autant que l'histoire construit un drame minimaliste bouleversant, sur la vie et la nature humaine. Des dialogues qui vont d'une restriction de quelques répliques lors de la partie dans le camp, proche d'une œuvre de Dreyer, à une conversation davantage extrovertie (la scène où le traître est étranglé, qui fait penser au cinéma de Tarantino). Des interprètes d'exceptions, grâce à qui ce témoignage prend vie, de Lino Ventura, parfait, à Simone Signoret, qui a compris son personnage avec justesse, en passant par les irréprochables Paul Meurisse et Jean-Pierre Cassel : la crème des acteurs français est là, c'est un atout indéniable. Melville filme leur visage en appliquant de manière frappante la fameuse citation de Ford « nous allons filmer la chose la plus intéressante au monde, un visage humain ». Profil finement découpés des figures meurtries et ô combien réalistes de ces résistants, percutants de vérité sous cette photographie uniforme, presque monochrome, couplée à un choix des décors extrêmement précis (chaque plan est une savante combinaison artistique dont la simplicité apparente témoigne de la complexité de mise en œuvre). Ici, les émotions ne traversent que brièvement la face des protagonistes, tout comme le spectateur, mais notre ressenti intérieur nous terrasse d'un poids sans pareille, agitant notre de cœur de larmes sans jamais en voir perler une seule à la surface, et, pourtant, ce film m'a autant fait pleurer que mon cher Edward aux mains d'argent. Mais différemment. J'ai eu l'impression que l'action se déroulait dans un monde à part, presque une représentation burtonienne de la France, avec ses campagnes rases oniriques et ses domaines forestier romantiques qui semblent provenir d'une autre dimension, et ici c'est celle de la guerre. Une approche terriblement crue de cette barbarie, coup de maître de Melville : la guerre semble sortir tout droit de l’irréel, du fantastique, tant elle est difficile à saisir, même lorsqu'on la vit (« pour les français la guerre sera finie quand ils pourront lire le Canard Enchaîné, et voir ce magnifique film (il s'agit d'Autant en Emporte le Vent) »). La musique opère à merveille une synchronisation avec les changements de stades émotionnels qui sont nombreux dans le film : sa coupure brusque casse l'aspect tragique de la mise à mort de Gerbier, ou au contraire crée une sorte de comique cynique. Mais la terreur quotidienne est bien là, à nous guetter, jusqu'à l'inévitable qui arrive tôt ou tard. Un chef d’œuvre incontestable qui constitue le sommet de mon expérience cinématographique française.