L’un des fer-de-lance polonais a gagné en visibilité sur la croisette cette année. Outre Roman Polanski et Andrzej Wajda, Jerzy Skolimowski est un cinéaste qui n’hésite pas à suralimenter l’expérience de visionnage, afin de fluidifier sa narration, quitte à perdre une partie de son public. Il nous revient avec un objet purement sensoriel dans une sélection cannoise qui a déjà goûté à la palme. Pourtant, l’ambition de ce dernier n’est pas aussi luxuriante, elle se révèle même modeste, au prix de mille détours émotionnels. En misant sur le point de vue innocent d’un animal mélancolique, il brosse le portrait contemporain d’une nation à la fois sauvage, vivante et sans concession. Le visage du monde peut également se lire dans un coin, où certaines tendances sociales ne sont que les conséquences des mesures éthiques et capitalistes.
Godard est dans chaque plan de cette odyssée, à l’image du roi d’Ithaque qui recherche éternellement son foyer. Eo est ainsi catapulté du cirque où il a été élevé avec un certain amour, celui d’accompagner Kassandra (Sandra Drzymalska) dans chacune de ses chutes, face à un public qui se satisfait de leur cœur saignant et encore tout chaud. Les gros plans se multiplient sur le désespoir de l’animal, dont on ne saura jamais s’il éprouve un besoin de renouer avec une nouvelle âme solitaire ou bien avec cet inconnu, qu’il sonde et qui le libère du joug de l’Homme. Eo est fatalement pris entre deux feux, entre la bienveillance et la brutalité d’un environnement qu’il ne peut que fuir, afin d’envisager un avenir, pourtant incertain. C’est toute cette tragédie qui anime le parcours de ce dernier, à travers les champs, les villages et les routes, où chaque escale est ponctuée par un jeu de regard entre l’animal et sa proie.
Le fantôme de Robert Bresson règne dans tout le récit, sachant que le cinéaste polonais lui doit son élan. Comme « Au Hasard Balthazar », son héros croise la route de l’humanité, souvent comprimé dans ses propres déboires, ses propres intérêts, alors que lui reste là, à attendre qu’on le soutienne ou qu’on le libère de ce monde froid et repoussant. Ce ne sera pas aussi dépressif qu’on le pense, car d’autres instants empoignent l’amour pour Eo comme un acte de réconciliation et un acte de rébellion, face à la violence. Nul ne peut célébrer sans se blesser de nos jours et c’est un constat navrant que l’on lit dans les yeux de la bête, mais pas seulement. Skolimowski cherche à dépasser le noir et blanc de son aîné, par la force de la composition et du mouvement, comme si la vie de l’âne gris en dépendait. Travellings et codes de l’horreur, parfois fantastiques, sont les bienvenus dans les transitions ou les ruptures de ton soudaines.
Ce sont dans ces moments précis, qu’« Eo » (Hi-Han) explore toutes les nuances entre le rêve et la cauchemar. La bande-originale sera également là pour nous rappeler cet inconnu qui s’empare de chacun de ses pas et de l’écran, un son qui agît comme une piqûre, là où on ne l’attend pas et qui est plaisant de recevoir. L’ignorance est la valeur la mieux entretenue par l’Homme, tout comme ses diverses formes de violences. Le verbe est donc économisé et l’image parle d’elle-même. C’est ce sur quoi le film prend son envol et c’est ce sur quoi l’âne et sa protectrice se séparent, au prix de larmes que le spectateur est en droit de partager.