Rodrigo Sorogoyen confirme, avec « As Bestas », son statut de réalisateur surdoué du cinéma espagnol. Après « El Reino » et surtout « Que Dios nos Perdonne », il nous offre aujourd'hui avec « As Bestas » un drame rural, aux faux airs de western, qui nous maintient sous pression non stop pendant 2h20. On ne va pas tourner autour du pot, ce film est une grande réussite à tous les points de vue. Dans sa forme déjà, Sorogoyen filme ce drame au plus près, avec une musique efficace mais discrète qui a le bon goût de complètement s’effacer pendant les scènes de tensions extrême. Des scènes irrespirables, souvent silencieuses, à couper au couteau, où la violence est souvent sous-jacente, larvée, et qui vous clouent dans votre fauteuil, il y en a plusieurs et ce, dés le tout début du film. Au moment où l’intrigue commence, la haine est déjà bien enkystée chez les deux frères, les paroles sont lourdes, les silences aussi, les gestes peuvent déraper à tout moment. Et tout cela ne fera qu’aller crescendo,
jusqu’à une scène de violence bestiale très difficile à supporter.
Cette façon de filmer les paysages, la dureté de la vie paysanne, le dénuement de ce village oublié par la modernité, les corps qui souffrent, tout cela concourent à l’ambiance de violence permanente qui imbibe le film, exactement comme un western, en fait. Le film est magnifiquement dialogué : certaines scènes de dialogue entre Antoine et Xan ou entre Olga et sa fille, très longues (et importantes), sont d’une intensité qui rajoute encore à la violence. En fait, dans son film, la violence est partout, il y a la vraie, mais aussi la violence verbale, la violence des sentiments, la violence psychologique. La scène d’ouverture avec les chevaux n’est pas anecdotique, elle donne le ton,
et surtout elle sonnera comme un air de « déjà vu » juste au moment où le film prends un virage.
Sur 2h20 ; il y a 1h50 de fuite en avant jusqu’à un point d’orgue qu’on a vu venir de tellement loin, et les 40 dernières minutes sont d’une autre ordre,
après un saut de puce dans le temps
. Magnifiquement filmé, superbement monté, le travail de Sorogoyen est impeccable. Et que dire de son casting, Denis Ménochet et Marina Foïs d’un côté et Luis Zahera et Diego Anido de l’autre, ils sont 4 à impressionner la pellicule comme rarement, spécialement les deux acteurs espagnols que je ne connaissais pas mais qui sont monstrueux, dans tous les sens du terme. Denis Ménochet est égal à lui-même, c'est-à-dire impérial. Mais dans la dernière partie du film, Marina Fois est juste bouleversante. Pour le dire simplement, je ne l’avais jamais vu aussi impressionnante au cinéma, à la TV ou nulle part ailleurs que pendant les 40 dernières minutes de « As Bestas », elle m’a scotché, comme les 3 autres comédiens exceptionnels que j’ai cités. Le scénario, qui prend la forme d’une sorte de spirale infernale faite de vexations, de coups tordus, de menaces, de représailles, d’intimidations qui mènent inexorablement vers le drame.
Pas besoin d’en dire trop, on sait très vite que le sang va couler, juste on se demande qui va tuer qui, comme si c’était inévitable.
Ce que le scénario montre bien, c’est que la colère née du refus de la signature (pour l’installation des éoliennes) n’est que le prétexte à l’expression du racisme et de la lutte des classes. Antoine et Olga cochent toutes les cases, ils ont des économies, ils sont instruits, ils font du bio, ils sont étrangers. Sans les éoliennes et l’argent qui va avec, le conflit aurait quand même éclaté et la violence aurait quand même eu le dernier mot, il y a trop d’antagonismes. Le couple français semble s’y prendre comme il faut pour s’intégrer mais ce qu’ils SONT écrase tout ce qu’ils pourraient faire, ou dire, ou concéder, ou accepter. Il y a une sorte de déterministe funeste dans « As Bestas », qui semble dire que lorsque les Hommes sont trop différents, ils redeviennent des animaux, et ce n’est pas le magnifique titre du film qui dira le contraire. « As Bestas » est un grand film sur un sujet terriblement banal, qui nous plonge dans la violence et la bestialité ordinaire, qui la dépeint crument pour mieux la dénoncer. La toute fin est très réussie, en plus du reste, avec une dernière image
et un petit sourire esquissé qui en dit long. La dernière image sera donc celle d’un sourire, celui d’une femme, celui de la justice et de la raison, au milieu de cet océan de brutalité.