Dogville est un film à thèse, je dirais même un film religieux, alors je le traiterais selon ce biais.
Pour commencer, je rejoins la plupart des critiques sur l'intérêt formel de l'œuvre, dont le principe demeure peu exploité (hors la perception accrue de la promiscuité qu'entretiennent le trivial et l'horreur, mais cela n'importe quel film plus modeste dans ses dogmes eut pu le montrer).
La lenteur, l'hébétude des dialogues, le scrupule puritain tournicotant sa niaiserie autour de situations pourtant lisibles comme un coup de trique. Le latin, le catholique a de quoi s'impatienter face à un si bel étal du pôle opposé. A cela viennent s'ajouter les invraisemblances, les attitudes incohérentes (le Tom qui prétend aimer la dame, mais qui ne bronche pas pendant qu'elle se fait violer à répétition ; ou bien qui commence par à vouloir éduquer son village à sa philosophie ailée, pour finalement aider tout naturellement Grace à pousser le boulet qu'ils lui ont attaché au pied le plus naturellement du monde) ou simplement irréelles, quand ce n'est pas les deux (gamin pervers d'un vice adulte, que personne n'aurait remarqué pas même sa mère ; ou bien facilité à considérer plausible qu'une femme comme Grace puisse avoir envie de se taper un grand dégueulasse comme Chuck au point de l'entreprendre en premier, etc). Tout cet enchaînement un peu con ne servant qu'à gonfler artificiellement l';horreur et le sordide d'une situation entourant ce qui semble être au premier abord la thèse principale du film, à savoir qu'il y aurait une humanité irrécupérable en ce monde à laquelle même la plus servile générosité ne pourrait venir à bout.
Mais ce n'est pas tout à fait ça. Il faut encore rajouter : .. et au contraire, ne ferait que l'exaspérer.
Sur ce point, là encore, le traitement psychologique de LVT sonne souvent faux, aussi je ne retiendrai pas grand-chose de l'intrigue pour mon explication - celle-ci fautant trop souvent avec le crédible - mais à l'effet démontré puisque c'est ici que réside l'intention. Car le nœud de Dogville tient tout entier dans le personnage de Grace, éponyme du mystère vivant ayant occasionné, entre autres, la fracture entre catholiques et protestants. Pour faire simple, le catholique considère que tout le monde est appelé à la sainteté, quand le protestant (à l'origine) estime qu'il y a des élus prédestinés et que le Salut n'est pas accessible à tous, la vie en étant le révélateur (d'où la tendance par exemple aux USA de rechercher les biens matériels et la position sociale afin de se prouver son élection par les bienfaits de la providence).
Grâce incarne la vision puritaine, ancêtre du progressisme et de sa descendance (ces mots en isme qui pullulent de nos jours dans l'espace de la pensée, avec beaucoup de sang sur les lèvres), qui vient ici jeter son dévolu sur un village isolé, pauvre et arriéré certainement. Elle est ce sentiment condescendant sur les «populations défavorisées» ; elle est aussi la victimisation du coupable et la culpabilisation de la victime, qu'a suffisamment épinglé (en vain) Dostoïevski dans ses livres ; elle est cette méconnaissance de l'humain, cette présence vampirisante, attisante de complaisance, de flatterie ou de servilité derrière un sacrifice stérile car sans joie, qui par sa niaiserie et son indifférence bornée va pousser peu à peu cette masse sombre et indolente de Dogville sur la pente de passions vengeresses, impudentes et tyranniques, tandis que Grace sombrera dans une sorte de déni qui lui refroidira peu à peu le cœur. Elle est cette morale arrosant de son «bien» l'arbre du mal.
Ce n'est pas la première fois que LVT met en scène une héroïne assumant radicalement la posture sacrificielle. C'est même une obsession chez lui, selon le diptyque classique attirance/répulsion. Mais si précédemment, comme dans Dancer in the Dark (j'ai moins de souvenir pour Breaking the Waves), l'espérance maintenait coûte que coûte la balance positive, et la rationalité cédait un instant devant la foi (le sacrifice étant consommé), ici tout ne fait que s'effondrer jusqu'à la haine finale et exterminatrice : je n'ai pu les changer, alors je dois les détruire, car ils ne sont pas tels que je pensais les recréer, et ne correspondent pas à mon modèle d'humanité.
Une façon d'effacer ses propres traces..
S';il y a une thèse à lire ici, c'est la condamnation de la grâce protestante, dont le marteau à notre époque s'abat évidemment sur le progressisme, son avatar (les deux s'en remettant à la puissance supérieure pour accomplir la sale besogne, l'un par le politique, l'autre par Dieu lui-même). Pour ce qui est de Grace, les soudards de son père mafieux s'en chargeront. Elle tuera tout de même de ses mains celui auquel elle aura le plus promis, et le moins donné. L'affront le moins avouable devant fort logiquement être plus chèrement expié. Tout cela arrivant bien entendu sans trop d'effort, sans que son innocence ne s'ombre d'un scrupule sitôt le pouvoir en mains (révolution) : le système de valeur qui l'avait habitée jusqu'ici dans sa quête de poser en Christ sauveur, la fit agir en ange exterminateur (le destin de tout dieu sans croix). «Qui fait l'ange fait la bête» disait Pascal. C'est moins long et plus imagé à dire que 2h40 de pellicule sans décor, mais enfin chacun part d'où il peut..
On retiendra enfin le seul rescapé du massacre. Le chien, Moïse (Noé eut été plus adéquat). Une bête quoi, un animal. Sauvé de l'universelle exécration. La forme vers laquelle tous les idéalistes de gauche finissent par adresser leurs derniers sentiments, après s'être dégoûté de l'humanité. Ceci juste en clin d'œil, l'intérêt principal de ce dénouement se trouvant davantage dans l'apparition finale du chien qui était resté jusqu'ici à l'état de dessin sur le sol, à l'égal des fleurs et des murs. Après avoir traîné son murmure tout le long du film, le dogme formel faisait enfin jouer ses clés. Un piaulement échappé comme d'une trappe invisible leur parvient. Les voilà penchés sur sa surface miséreuse. Alors qu'un des truands s'apprête à l'abattre, Grace s'interpose et sauve Moïse (rechute dans l'ancienne posture, ou penchant décrit plus haut). Par ce geste tout puissant auquel nulle volonté ne peut s'opposer désormais, le chien est admis au rang des élus - pas dans l'autre vie, dès ici : il peut donc apparaître dans la puissance de l'Etre dont vient d'être évincé le village portant son nom. Le voilà qui montre les crocs et qui aboie...
Bref, contre toute attente (et peut-être contre ses intentions-mêmes !), LVT nous livre donc un conte tranchant en faveur de la vision catholique sur ce point, l'horreur de l'autre vision constituant la seule démonstration édifiante qu'il y aurait à retenir de ce film bien long à accoucher.