Los Angeles, la nuit. Une voiture remonte Mulholland drive. La musique entêtante d’Angelo Badalamenti accompagne sa progression. Cette séquence sera reproduite à l’identique au cours du film, lors de deux périodes cruciales. La cité des anges est un lieu bien réel, mais c’est aussi un point de convergence de tous les fantasmes. En contre-pied des méthodes de narration traditionnelles, la première séquence sera celle du rêve pendant que la seconde apportera un correctif en dévoilant la vérité sur ce qu’il s’est réellement passé. « Mulholland Drive » est un puzzle qui invite à être reconstitué. Appliquons nous à cette tâche.
Au cours de sa fructueuse carrière, David Lynch s’est échiné à dévoiler l’envers de « l’American way of life », à déterrer ce qui est dissimulé sous la conscience dans « Eraserhead », sous la béatitude morale dans « Blue Velvet », sous les strass et paillettes de l’industrie du rêve dans « Mulholland Drive ». Pour satisfaire à cette exigence, David Lynch utilise ici la figure de la provinciale rêveuse qui débarque à Los Angeles dans le but de devenir actrice. Forte d’un prix gagné lors d’un concours de danse (le tout premier plan du film) et de l’héritage d’une tante décédée, Diane, l’héroïne, découvre la cité de tous les possibles avec la candeur d’une enfant. Toutefois, les collines ensoleillées, les routes clairsemées de palmiers et les villas luxueuses masquent un réel bien moins reluisant. Les auditions de Diane ne sont pas concluantes. Pire, elle ne parvient à obtenir que des petits rôles par l’entremise de son amante Camilla. Cette dernière obtient en revanche un rôle phare que convoitait Diane. À Hollywood, la chance et le talent ne suffisent pas. Camilla obtient le rôle grâce à la pression des financeurs sur le réalisateur. Ce mécanisme reste inchangé dans le monde fantasmé, nous le verrons un peu plus tard. Au grand désespoir de Diane, son idylle avec Camilla est de courte durée. En effet, Camilla s’éprend du réalisateur au cours du tournage. Après la remontée de Mulholland drive en voiture, celle dite réelle, Camilla met en scène l’humiliation de Diane au cours d’une fastueuse réception. À Hollywood, la cruauté n’est pas étrangère au milieu des privilégiés de l’industrie du divertissement. Il y règne un entre-soi qui se ressent jusque dans les arcanes des procédures d’audition.
Dans la chronologie du film, cette humiliation intervient vers la fin, mais il s’agit de la scène fondamentale où chaque segment s’emboîte. Au sein de cette réception, les invités sont détournés pour alimenter le fantasme de Diane. Après ce cuisant affront, Diane mandate un tueur pour se venger de Camilla. Une mystérieuse clé bleue déposée par le tueur officialise la bonne exécution du crime. Cette clé est le MacGuffin du film, nous la trouvons posée sur la table du salon de Diane, preuve de la mort de Camilla, et sous une forme différente dans la séquence rêvée. Associée à la figure d’une mystérieuse sorcière, elle symbolise la culpabilité de Diane. Cette culpabilité pousse Diane vers l’autodestruction. La prise immodérée de médicaments guide Diane vers un suicide brutal. C’est la fin du film avec l’image de la ville superposées aux visages de Diane et Camilla, ses enfants sacrifiés.
Mais peu avant cela, Diane délire, s’enfonce dans ses draps pourpres et rêve d’une alternative. Ce rêve se déroule au cours des 110 premières minutes du film, soit la durée du pilote de la série que devait initialement être « Mulholland Drive ». L’alternative fantasmée est une réécriture du destin de Diane depuis son arrivée à Los Angeles. Désormais, elle s’identifie au nom de Betty, une serveuse rencontrée dans son quartier. Nous découvrons Betty/Diane à la sortie de l’aéroport. Il s’agit du rêve, mais cette arrivée ne doit pas différer foncièrement de la réalité. Comme dans « Blue Velvet », il y a toujours un élément qui détonne au sein de cette atmosphère radieuse. Un thème musical inquiétant accompagne les sourires excessivement forcés de deux personnes rencontrées. Plus qu’une bonne humeur communicatrice, ces sourires provoquent l’effroi. La découverte de l’appartement de la tante, bien vivante au sein de cette alternative, s’effectue avec cette même candeur d’enfant. La cité des anges ressemble à un monde merveilleux à l’instar de celui décrit dans le « Magicien d’Oz », un des films de chevet de Lynch.
En parallèle, nous assistons à l’autre remontée nocturne sur Mulholland Drive. La scène est identique, mais cette fois-ci, la voiture n’est pas occupée par Diane. Dans le rêve, Camilla échappe de peu à une tentative d’assassinat, puis trouve refuge chez Betty. David Lynch pose ainsi les bases du Néo-Noir. À un croisement, nous apercevons le panneau de Sunset boulevard. Plus qu’un simple hommage au film éponyme, nous pouvons établir une filiation avec l’œuvre de Billy Wilder dans la mesure où les deux films séparés de 50 années décrivent les mêmes destins brisés de l’industrie cinématographique. Un premier élément de suspicion accompagne la rencontre entre Betty et son amante. En effet, cette dernière apparaît quelques instants après que Betty s’est contemplée dans un miroir. Ce miroir renvoi aux thèmes de la double identité et de l’introspection. Amnésique, l’amante prend le nom de Rita en référence à la plus célèbre des femmes fatales Hollywoodiennes Rita Hayworth et plus généralement en hommage aux films noirs des années 40.
À Los Angeles, tout est radieux, mais le climat est lourd. C’est dans ce contexte que Betty détourne les échecs de Diane en une revanche. Au cœur du rêve, Betty est une actrice talentueuse qui épate son monde dès la première audition ; le meurtrier méthodique de Camilla éprouve toutes les peines à se sortir d’un engrenage burlesque ; le réalisateur n’a aucune prise sur son film et sur sa vie personnelle.
Toutefois, le fantasme n’est qu’une réécriture du réel. Certains mécanismes restent inchangés.
La pression des financeurs sur les créateurs est la même. Seuls les physionomies et les comportements changent (les maîtres de la villes sont un nain difforme et un cowboy philosophe). Le rêve n’a prise sur le réel que pendant un certain temps. La résolution de l’enquête sur l’amnésie de Rita met Betty face au propre cadavre de Diane.
Mais Betty rejette ce premier constat et prend la fuite. L’enquête menait à une impasse. Le seul recours de Betty pour exister est de fusionner avec Rita pour demeurer éternellement à ses côtés. Cette fusion est physique lors d’un acte sexuel, mais aussi mentale, car Rita prend les traits de Betty à l’aide d’une perruque blonde. Évoquant le « Persona » de Bergman, un plan rapproché sur les deux héroïnes en reflet d’un miroir met en perspective ce nouveau trouble identitaire.
Toutefois, cette illusion est rapidement démasquée par le réel.
Un magicien, c’est-à-dire celui qui habituellement transforme le réel en illusion fait l’exact inverse lors de la scène pivot du film, l’instant où Diane ne peut plus assumer les traits cumulés de Betty et de Rita. Dans la réalité, la boîte de Pandore symbolise une ouverture vers le monde des possibles. Inversement, dans le fantasme, ouvrir la boîte de Pandore équivaut à un dur retour à la réalité. C’est la fin de la séquence rêvée.
Ce n’est pas un hasard si le passage entre les mondes s’opère par l’intermédiaire de la clé bleue, l’objet de la culpabilité.
Betty, Rita et les autres ont complètement disparus. Diane doit composer avec ses propres actes. Désormais, seuls les monstres s’échappent de la boîte de Pandore. Un coup de feu met fin aux démons de Diane comme à ses espoirs.
Pourvoyeuse de rêves, la cité des anges ne peut rien quand le réel la rattrape. Pour arriver au sommet, il faut enjamber quelques cadavres.