Comme toujours chez Almodovar, le baroque éclate, non plus cette fois en artifices visuels mais dans l’intrigue elle-même, frappée au coin de l’invraisemblance. Raison pour laquelle toute volonté de juger les actes des protagonistes du point de vue du bon sens et de la vraisemblance serait inadéquate. « Parle avec elle » est un conte, un conte grinçant qui nous amène aux limites de l’étrange et du dérangeant sous couvert de nous parler d’amour.
Mais de quel amour s’agit-il ? Almodovar ne se montre guère elliptique à ce sujet. Dès les premières images, deux hommes assis côte à côte assistent à un spectacle de danse de Pina Bausch. L’émotion que ressent l’un se communique à l’autre ; quelque chose comme une vibration commune les rapproche. Benigno, longtemps affectivement captif d’une mère âgée et impotente, s’était secrètement épris d’une jeune ballerine entrevue. Lorsque celle-ci, plus tard victime d’un grave accident, se trouve plongée dans un coma profond, il parvient, en sa qualité d’infirmier, à se voir chargé de lui prodiguer les soins quotidiens. Marco quant à lui, divorcé d’un premier mariage, a noué une relation intime avec une torera toujours amoureuse d’un homme qui l’a fuie. Au cours d’une corrida qui tourne mal, la torera est gravement blessée et se trouve à son tour plongée dans un coma irréversible. Le destin des deux hommes va se croiser de nouveau par le biais de cet artifice macabre.
Une attraction subtile et de plus en plus forte se noue alors entre eux. Réunis par l’attention qu’ils prétendent porter à ces deux corps de femmes privées de réactions vitales, ils vont apprendre peu à peu à s’aimer (l’épisode du parloir où l’un exprime à l’autre son désir de le prendre dans ses bras prouve bel et bien qu’ils y sont parvenus). Quant aux pauvres créatures féminines prétextes à cette montée en puissance du désir homophile elles se trouvent réduites au silence et au rôle d’accessoires d’un amour qui les exclue. En forçant un peu, l’idée directrice du film pourrait se résumer ainsi : parle avec elles, ne crains rien, elles se taisent ! L’amour, qu'on se le dise, est aussi une affaire de garçons.
Particularité fréquente chez les cinéastes de l’homosexualité (je pense au Visconti de Mort à Venise ou de Ludwig, au Fassbinder de Querelle, au Chéreau de L’homme pressé ou de Son frère), les personnages de femmes sont privés de ce qui les rend d’ordinaire attractifs aux yeux des mâles hétéros. Sur ce point, la vision d’Almodovar ne fait pas exception : le physique austère de la torera (un corps d’homme chez une femme exerçant un métier d’hommes) renvoie à ceux, desséchés, des chorégraphes Pina Bausch et de son double Géraldine Chaplin, alors que les courbes féminines de la ballerine, complaisamment dévoilées, semblent plutôt annoncer dans ce contexte une maternité en devenir qui la réduit à l’état d’un ventre privé de libre-arbitre. De cette maternité, on ne saura finalement pas grand-chose sinon qu’elle a, contre toute attente, ramené l’intéressée à la vie et que, comme le viol qui l’a précédée et en est la cause, elle se doit de demeurer pour le spectateur un pur fantasme. Le violeur, « tendre amoureux juste un peu trop entreprenant peut-être », s’en sort finalement avec la sympathie du cinéaste et celle du public. Après tout, nous sommes dans un conte, n’est-ce pas ? On ne juge pas les personnages de contes à l’aune de la morale commune.
Que ressentons-nous à la fin de ce film improbable ? Les larmes qui perlent sur les visages des deux hommes, la mort que se donne le coupable ne parviennent pas vraiment à émouvoir. Est-ce dû au rythme capricieux de la narration, à l’incarnation parfois trop lisse des acteurs, au caractère artificiel d’une situation à laquelle on a du mal à croire, à un scenario qui, de manière subliminale, tente d’absoudre le coupable ? Si ces faiblesses instillent un sentiment d’inconfort, le film comporte aussi des moments de grâce (le Cucurrucucu Paloma de Caetano Veloso) et reste ouvert à une interprétation positive : Benigno, ce personnage lunaire, double fictionnel d’Almodovar, perdu dans ses rêves régressifs (qu'illustre l'épisode fantasmatique du retour à la matrice dans le film muet précédant son passage à l'acte) et ignorant des dures lois du monde, évolue au-delà du Bien et du Mal. Et Mario que son sens moral pousse à tancer fermement son ami se garde cependant de tout rejet ou condamnation le concernant. L’amitié, l’amour, transcendent pour finir toutes les lois humaines.