À peine les différents logos introductifs effacés de l'écran qu'Ari Aster nous livre une scène cruciale pour toute la lecture à donner à son "Beau is Afraid": les premiers instants de vie de son héros. Échappé du gouffre utérin et encore non-façonné par l'empreinte humaine, Beau naît silencieux, comme serein d'entrevoir les lumières d'un monde qu'il ne demande qu'à embrasser. Puis, devant les vives remontrances de sa mère à l'encontre du corps médical sur le mutisme de son bébé, un docteur lui met une claque aux fesses. Surpris, Beau se met à pleurer, Beau est désormais effrayé. Et il le demeurera au cours de sa vie, de ce film titanesque de près de trois heures, à jamais asservi à cette emprise maternelle castratrice.
Avant de poursuivre, une mise en garde pour ceux qui iraient voir ce nouveau long-métrage d'Ari Aster comme un simple prolongement logique de ce qui a fait sa rapide renommée sur grand écran: si le traumatisme familial à travers les yeux d'une mère dans "Hérédité" ou l'élimination d'être fondamentalement toxiques au sein de "Midsommar" placent "Beau Is Afraid" dans une continuité thématique du travail d'Aster, il ne faut pas oublier que le réalisateur-scénariste mûrit ce troisième long-métrage depuis bien plus longtemps, notamment à travers certains sujets de ses courts-métrages, pour ici aboutir sur une œuvre somme, personnelle et très différente de ses deux précédents films pleinement inscrits comme des modèles de la mouvance elevated horror, ce qui pourrait décontenancer (et décontenancera sûrement) une partie du public pourtant déjà familier du cinéma d'Aster.
En effet, s'il y a bien des emprunts à l'horreur dans "Beau is Afraid", ils ne représentent qu'un des multiples moyens d'expression mis au service ici de la représentation folle et imprévisible de cette relation mère-fils poussée aux sommets de ses tenants et aboutissants psychanalytiques. Un traitement atypique, d'une audace sans limite et jamais vue dans la manière dont ce lien peut régir, étouffer, brider une existence et où, après donc nous avoir dévoilé le seul moment de sérénité de son héros affranchi de cette influence maternelle dérangeante, le film va employer un large panel d'outils cinématographiques pour nous immerger dans son quotidien d'adulte dévoré par une anxiété pregnante qui en est la conséquence directe.
Le décorum urbain absurde, proche de la déchéance la plus complète, que nous dépeint le film dans son premier acte est bien sûr le fruit déformé de la perception d'un Beau emporté par ses névroses sociales et paranoïaques, elles-mêmes insidieusement implantées chez lui (et on le comprend très vite via un coup de fil d'une puissance péremptoire assez hallucinante) par le comportement ambivalent d'une mère à son égard et que des haut-parleurs extérieurs (les médias, l'individualisme de nos sociétés modernes, etc) exacerbent encore plus aujourd'hui via l'écho de leurs voix inquiétantes.
La folie qui gouverne cette première partie est donc celle de notre monde, grotesque, violente, mettant à mal le refuge d'innocence de Beau jour après jour, et qu'Ari Aster incarne littéralement à l'écran dans la représentation la plus absurde et inattendue qu'en a son personnage. Désemparé comme Beau devant les périls de ce monde difforme, le spectateur devient le jouet des fulgurances impressionnantes de la mise en scène d'Aster et de sa magistrale capacité à fondre les genres dans le but de nous faire vibrer au plus près du flot continu d'émotions contradictoires vécu par ce personnage. Entre sourires, empathie sincère, montées en tension quasi-palpables et instants glaçants, ce premier acte mime avec maestria le chaos d'un esprit rongé par les peurs humaines les plus primitives et pose évidemment les bases de ce qui s'apprête à devenir l'odyssée de Beau sur les traces d'une figure maternelle à l'ascendant imparable...
Le mot "Odyssée" n'est pas utilisé par hasard tant le périple œdipien de Beau va s'assimiler à celui d'Ulysse devant les obstacles mis sur sa route par les dieux de l'Olympe (avec ici l'équivalent d'une présence omnisciente). Plus particulièrement encore dans le deuxième acte du film où les tentatives de Beau pour rejoindre la maison de sa mère prennent la forme d'une épreuve mythologique digne de l'île des Lotophages à l'intérieur d'un pavillon de banlieue typiquement américain.
Dans une bulle familiale artificiellement maintenue pour étouffer de profonds mal-être, Beau devient ainsi réellement Ulysse essayant par tous les moyens de rejoindre sa femme à Ithaque (la confusion de celle-ci avec sa mère n'est pas une coïncidence) face à des protagonistes qui tentent de l'assimiler à leur mirage, gangrené de déviances trop criantes pour être dissimulées, par diverses excuses ou manoeuvres en forme de vents contraires à son objectif. Encore une fois très bien pensée afin de mettre en images la façon dont la quête de Beau se heurte à un modèle existentiel tout tracé et sujet à ses limites les plus malsaines, cette phase se prolongera par une superbe séquence de songe réveillé, où l'animation et le théâtre se mêleront en tragédie méta-onirique pour dessiner une autre voie, elle-même en proie à des démons très révélateurs, et engendrer une prise de conscience capitale chez Beau désormais prêt à franchir les portes d'une confrontation d'où, on le devine, il sera bien difficile de sortir psychologiquement indemne.
La dernière partie de "Beau is Afraid" sera en effet celle qui l'amènera sur le terrain d'un duel ultime, la fin de parcours d'un fils devenu la plus cruelle déception d'une mère n'ayant pas réussi à le modeler selon ses désirs et qui, en retour, l'a rendu captif de son propre échec par une castration littérale de toutes ses velléités d'émancipation.
Encore une fois, les idées pour mettre en images les montagnes russes d'oxymores émotionnels par lesquels passe Beau dans ce dernier acte ne cessent d'impressionner par leur jusqu'au-boutiste. Que ce soit par l'entremise de l'excellent personnage de Parker Posey poussant à son paroxysme la dimension œdipienne du film, la monstruosité d'une émanation paternelle réduite à sa plus simple fonction procréatrice (il fallait oser !) et, bien sûr des échanges enfin plus frontales entre la créature et son créateur qui feraient tourner de l'oeil aux fondateurs de la psychanalyse moderne par les conséquences néfastes d'une relation mère-fils toxique y entrant en collision, "Beau is Afraid" nous malmène et nous surprend au plus haut point... Jusqu'à finalement nous faire devenir les juges de ce qui s'y est déroulé entre les deux partis, le temps d'une trouvaille de génie (une fois de plus) nous confondant avec une audience prête à faire tomber son couperet sur ce pauvre Beau. Et la conclusion autour de cet être à jamais asphyxié par le joug maternel sera effectivement implacable, le ramenant là où métaphoriquement tout a commencé, le seul moment où Beau n'aura finalement jamais été "afraid".
Quel film ! Et même sans doute classique en puissance sur cette thématique qui n'aura clairement jamais été aussi approfondie au cinéma grâce à sa détermination à en explorer et représenter tous les contours possibles, autant sur le fond que sur la forme (et avec un esprit brillant en tout point à la manœuvre de surcroît !).
Alors, bien sûr, sa durée de trois heures se fait parfois sentir, sûrement parce que l'intensité véhiculée par les différents actes n'est pas la même, et son sujet central peut entraîner une certaine forme d'hermétisme en termes d'implication selon sa sensibilité (ce qui, reconnaissons-le, est un peu notre cas, même si le versant anxiété sociale nous parle) mais, bon sang, quel film ! Si "Hérédité" et "Midsommar" avaient propulsé immédiatement Ari Aster dans la cour des grands, "Beau is Afraid" l'y installe définitivement, en en faisant un cinéaste à part, capable de tout et donc forcément passionnant.
Sa maman doit être fière... Enfin, il vaut peut-être mieux qu'elle ne voit pas le film.