En relisant ce que j’écrivais sur « Winter Sleep » ou « Le poirier sauvage »…je me dis que je n’avais pas été très tendre pour les précédents films de Nuri Bilge Ceylan…et finalement je ne regrette pas d’avoir surmonté mes réticences passées en allant voir son dernier film « Les herbes sèches » …Cette ample et puissante fresque existentielle de 3 h 17 lui a été inspirée par le co-scénariste du « Poirier sauvage » Akin Aksu et le journal qu’il tenait quand il enseignait dans l’est de l’Anatolie…une région où n’existe que deux saisons, l’hiver et l’été…le film se passe aux 4/5 en hiver, vastes paysages enneigés, atmosphère cotonneuse…
Une silhouette progresse lentement dans un paysage étouffé par la neige. Celle de Samet (Deniz Celiloglu), prof d’arts plastiques, de retour après les vacances dans le village kurde d’Anatolie où il effectue son service obligatoire. Samet trompe l’ennui en buvant le thé avec Kenan, son colocataire, dans un logement de fonction et se morfond en attendant une éventuelle mutation. Ce « trou à rats » ne le mérite pas. Il y végète depuis quatre ans et n’a de cesse que de redemander sa mutation pour Istanbul ...
Seule Sevim, une élève, adolescente au corps de déjà femme mais la voix d’enfant semble curieusement donner un sens à son existence, mais avec une copine elle va l’accuser, comme Kenan d’ailleurs, « d’attitudes et gestes déplacés », sans qu’aucun de leurs collègues, trop occupés à assurer leurs arrières, manifeste à leur égard la moindre empathie.
Nuri Bulge Ceylan va se servir de cet évènement en soi dramatique pour entrer dans les chemins intérieurs sinueux et tourmentés de son protagoniste. Il est présenté à la fois comme un adulte qui cherche à trouver une escapade à son mal-être, ou comme un être condescendant, qui appréhende ses élèves et les villageois comme des personnes médiocres. Le film sème le doute chez le spectateur quant à l’appréciation qu’il peut se faire du personnage principal. Anti-héros détestable ou au contraire, homme raffiné et intelligent qui cherche par tous les moyens à redresser son existence ?
Le film n’apporte aucune réponse définitive, sauf à la toute fin peut-être. Il fallait un comédien de haute voltige pour interpréter ce rôle. Deniz Celiloğlu est de ceux-là. Il donne vie à un être aux mille visages, généralement bon, mais capable aussi du pire. Il n’y a jamais la moindre faute de goût dans le jeu de l’acteur. Chaque geste, chaque regard, chaque mot sont mesurés à l’aune de la très grande complexité du personnage….
Survient alors un personnage jusqu’alors secondaire, Nuray (Merve Dizdar, inattendu prix d’interprétation au dernier Festival de Cannes), professeur d’anglais dans une ville voisine, activiste amputée d’une jambe à la suite d’un attentat, et qui prend alors toute sa place dans le récit. Entre les deux enseignants et elle, un triangle amoureux se forme dont Samet, jaloux de Kenan, entreprend vite de saper l’équilibre….
Avec « les Herbes sèches », Ceylan traite avant tout de la perte des idéaux. C’est un film certes bavard – pas facile à suivre en VOST - qui culmine dans un long ping-pong verbal entre Samet et Nuray sur la nécessité de l’engagement pour elle et le repli sur l’individualisme pour lui, anti-héros aigri, manipulateur, ennemi des idéologies, longue conversation de salon, dont la durée prolongée et la finesse des dialogues produisent un effet de réel extrêmement fort… méditation sur le bien, le mal et ces aléas de la vie qui abîment nos âmes incertaines, « les Herbes sèches » confirme que Nuri Bilge Ceylan reste bien le portraitiste hors pair de la condition humaine au détriment peut-être d’une certaine lisibilité de l’intrigue qui, bien qu’extrêmement concrète durant les deux tiers du récit, devient de plus en plus opaque, se retrouvant teintée d’angles morts que Ceylan n’éclairera jamais….