Du haut de ses 3h17, le nouveau film de Nuri Bilge Ceylan a l’ampleur d’un grand ouvrage russe - quelque part entre Tchekhov et Dostoïevski. Par sa durée tout d’abord, qui permet l’étirement de la parole et l’étude des caractères, mais aussi par son regard contenu sur des évènements à priori banals et mineurs. Depuis au moins « Winter Sleep », le maître turc a évolué d’une évocation picturale bouleversante (« Nuages de mai », « Uzak » et « Les climats » en particulier) a une matière plus immédiatement littéraire ; à la fois plus retors et plus profonde mais dans laquelle se tiennent debout, encore et toujours, des figures-paysages.
On rentre dans le cinéma de Ceylan comme dans la difficulté à s’approprier un nouveau récit ; ses films ont le sentiment si particulier des premières pages, des premières lignes, celles où flottent l’incertitude identitaire des personnages et notre difficulté à les cerner. Tout son cinéma semble bâti en ce sens, non parce qu’il se veut cryptique, mais parce que ce qu’il montre des êtres humains s’est perdu dans l’écart des décennies récentes. Chez Ceylan, une personne est autant réelle que fictionnelle ; elle dit quelque chose d’existant chez chacun, mais elle a une individualité propre qui nous sépare d’elle. Les actions, mues par des sentiments qui dépassent le cadre schématique et explicatif, sont parfois dures à saisir : en cela c’est un cinéma qui accorde une profonde relation à l’incertitude et à l’infamiliarité, à la perplexité. Le monde rural tout d’abord, qu’il filme avec une compréhension rare, comme si Ceylan avait grandi partout où il filme : attention si particulière aux horizons et à l’inscription de l’homme dans une Nature puissante, fondamentale dans la compréhension de la mécanique sociale. Et cette société des hommes qui s’inscrit dans cet horizon puissamment désespéré ; on y comprend ô combien il est dur de vouloir en sortir, de vouloir devenir quelqu’un. Ainsi « Les herbes sèches » est la réflexion de l’homme éternellement inaccompli.
C’est une oeuvre monumentale, d’une durée nécessaire pour montrer comment un glissement peut opérer, si petit soit-il, dans la certitude des hommes. La beauté du film tient d’ailleurs dans la dimension révélatrice des personnages féminins : la mise à mal des idéaux socio-politiques, la mise en doute des croyances, l’ouverture au désir. Une séquence magnifique de tête-à-tête fait basculer le film dans une dimension presque onirique, repoussant l’idée du film à thèse vers le véritable sujet qui le traverse parmi tant d’autres : la désillusion.
Ceylan traite comme souvent la micro-société comme un échantillon des maux du monde : la difficulté ontologique de séparer le corps de l’esprit (en témoigne un étonnant plan-séquence dans les coulisses du tournage), la perte des idéaux, l’inévitable mouvement intérieur qui nous pousse à nous grandir vers un monde meilleur, et la possibilité de vivre dans la croyance qu’il le soit. C’est aussi l’école comme premier lieu social, la corruption spirituelle, l’homme et la nature, l’homme et sa nature.
Il est compliqué d’évoquer un cinéma aussi riche et intellectuel, sinon qu’il réussit le miracle de donner à voir l’ouverture vers le coeur. Samet est en cela un personnage « à la russe » parce qu’il a la profondeur du type rude, ouvertement détestable, confit dans une complaisance intellectuelle d’une grande arrogance - et dont l’intériorité fonctionne comme un mystère qu’il faut percer. Fonctionnaire frustré de ne pas être un lettré du monde, Samet enseigne dans une petite école perdue au sein de laquelle il professe avec l’ignorance que peut avoir l’impact d’un adulte sur un enfant. Au sein de ce monde fermé, désabusé, où tout le monde tente de vivre à la fois les mouvements météorologiques et les petits jeux de pouvoirs, Samet fait la rencontre d’une intrigante femme rescapée d’une attaque terroriste (Merve Dizdar, magnifique Prix d’interprétation féminine à Cannes). La rencontre n’a d’ailleurs pas lieu comme source de désir mais par l’imbrication d’un jeu de manipulation entre son collègue et elle, et qu’il va renverser à son avantage. La solitude masculine se mue non pas en idylle, mais en étude de personnages autour desquels se noue un second récit, qui est celui de l’accusation d’une jeune élève contre Samet, élevant le récit à une question plus contemporaine : le rapport d’emprise et l’ambiguïté d’un enseignant qui se pense accusé à tort.
On reproche de nouveau à Ceylan sa misanthropie, alors que toute la subtilité du film est de montrer les nuances de la situation, l’ambiguïté évidente de Samet (qui probablement ne pense pas à mal), et l’attitude étrange de la petite fille, dostoievskienne au possible (le rire forcé comme mouvement nerveux du charme) ; le désespoir d’une vie rude, l’enneigement progressif de l’image, la difficulté à se tenir debout dans le monde reculé, les adultes qui savent et les enfants qui ne savent pas encore. Mais qu’est-ce donc de misanthrope là-dedans? Ceylan, au contraire, a la puissance du romancier qui sait donner du sens entre les lignes, qui sait composer des sentiments réels, parfois opaques, et qui ne sont jamais des « trucs » scénaristiques. Il dit avec force l’archaïque système éducatif de ces régions reculées, oubliées, jamais contées. Il parle de la frustration des intellectuels mais aussi de l’espoir d’une vie meilleure, et surtout, en embrassant le point de vue nuancé d’un personnage à priori abject, il veut donner à voir le germe d’une pensée nouvelle : n’y a-t’il pas plus beau que de prendre plus de 3h pour n’arriver qu’à un infime changement, à la compréhension d’un mal qui a été fait? N’est-ce pas la réalité des hommes que d’essayer de percer les nuages, et de substituer à la perversion le sentiment de résilience, de résistance ?
Comme certains auteurs accusés de sérieux (Mungiu, Roustaee…), on ne regarde pas assez bien, et d’assez près, le cinéma de Ceylan et le génie de sa mise en scène, qui n’est pas qu’une question de beauté picturale. Ce qui est beau avant tout, c’est de voir que la caméra est toujours placée du côté de la classe, du côté des élèves ; elle n’apparaît qu’à deux courts moments du point de vue du professeur. Et le cinéma, ne l’oublions pas, c’est aussi cela : savoir de quel côté se tient la caméra, et donc de qui elle se fait le porte-paroles. « Les herbes sèches » est de ces films qui s’inscrivent dans un regard éthique du cinéma : que les dernières images donnent à Samet le recul d’observer, seul en haut d’un sommet rocailleux, le contrebas desséché par le soleil d’été, montre la prise de hauteur du personnage face à ses erreurs. Et la petite fille, qui revient alors comme un souvenir ardent, riant dans la neige lors d’un plan d’une beauté à vous émouvoir aux larmes, est bien celle qui clôture le film : la promesse incertaine d’un avenir de l’autre côté de la plaine, là où ont été percés les nuages.