Bergman en Anatolie
Depuis 2011 et Il était une fois en Anatolie, le cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan ne cesse de nous emporter dans son monde fait de lenteur et de beauté formelle. En témoignent, Le Poirier sauvage et surtout Winter Sleep, Palme d’Or en 2014 qui rivalise avec notre film du jour, puisqu’il avait exactement la même durée. Samet est un jeune enseignant dans un village reculé d’Anatolie. Alors qu’il attend depuis plusieurs années sa mutation à Istanbul, une série d’événements lui fait perdre tout espoir. Jusqu’au jour où il rencontre Nuray, jeune professeure comme lui… 197 minutes ! Incontestablement ce réalisateur prend son temps, mais il ne faudrait pas résumer son travail à cet aspect, car ce qu’il nous propose, outre sa grande originalité d’écriture, confine souvent au chef d’œuvre. Encore une fois présenté sur la Croisette, cette année il a reçu le Prix d’interprétation féminine… Du grand cinéma et surtout une formidable direction d’acteurs.
Baser un scénario sur une réflexion à propos du bien et du mal, ainsi que sur l’opposition entre individualisme et collectivisme, peut ne pas paraître d’emblée très glamour. Mais voilà, le récit est subtilement mené, les rebondissements – même si en l’occurrence, le terme est un peu fort -, arrivent par petites touches, parfois infimes, des discussions sans fin qui sont autant de bataille, le tout dans une quiétude apparente, même si les tempêtes se situent dans des âmes flétries par la vie. Ici, on parle de sentiment d’isolement, d’aliénation et d’exclusion, du difficile combat quotidien que doivent mener les habitants de cette région déshéritée et de trame géographique, ethnique ou sociale… Chaque visage exprime une lassitude, chaque expression témoigne d’un regret. La fatigue se fait ressentir à chaque mouvement et chaque voix qui retentit se fait l’écho d’une douleur, comme autant de répercussions du destin qui frappe durement. Je sais, c’est du lourd et pourtant c’est passionnant et, malgré cette durée inhabituelle, la lenteur extrême de l’action, pas un instant d’ennui… c’est admirable.
Côté casting, c’est aussi la perfection, avec Merve Dizdar qui a été honorée à Cannes. Mais que dire du formidable Deniz Celiloğlu, qui ne quitte pas l’écran durant les 3 heures ¼ de ce drame qui nous parle si bien de cette région reculée que l’Histoire a rendu muette. Citons encore Musab Ekici et Zce Bagci, qui tiennent fort bien leur partition de seconds rôles. Ajouter à cela qu’il y a fort peu de musique, mais elle est signée Verdi…alors ! Ce cinéaste hors du commun nous tient en haleine à chacun de ses films depuis 2004 avec Uzak, puis Il était une fois en Anatolie… Autant de chefs d’œuvre du Bergman turc qui tutoie les sommets entre l’infime et le grandiose, le pathétique et l’infini. Incontournable !