J'étais allé voir cette nouvelle version de "Mort sur le Nil" sans attente particulière et par curiosité, ayant été déçu par la manière dont "Le Crime de L'Orient-Express" a été adaptée par Kenneth Bragnah et Michael Green.
Autant dire que je n'ai pas été déçu, bien au contraire ! Je ne le considérerais pas meilleur que la version de John Guillermin avec Peter Ustinov (que j'apprécie beaucoup), mais plutôt une version à part entière qui fonctionne bien.
Si j'ai pu noté des défauts tout au long du film (la première scène du film introduisant le récit principal me paraissant un peu longue, les plans sous le Nil étant trop artificielles, une présence plus discrète/invisible du personnage de Jacqueline de Bellefort (même si ce n'est que mon ressenti pour celui-là)...), j'ai trouvé que Kenneth Bragnah s'est mieux débrouillé sur cette second adaptation d'un roman d'Agatha Christie que sur "Le Crime de l'Orient-Express" et ce pour deux raisons : la richesse des interactions des personnages et le cadre. "Le Crime de l'Orient-Express" avait le gros désavantage (en plus d'une adaptation de 1974 bien appréciée du grand public à juste titre) d'être un huis clos dans lequel quasiment tout le monde est coupable, ce qui a entravé (selon moi) la capacité de Kenneth Bragnah à mettre en scène l'histoire et ses personnages. A l'inverse, "Mort sur le Nil" présente le cadre égyptien, permettant davantage d'ampleur à la mise en scène, et ne présente qu'un nombre limité de coupables, ce qui permet de mieux travailler les interactions humaines entre les personnages et de les étoffer. Si de nombreux plans ont été fait en images de synthèse, je les trouve réussis et bien travaillés en terme d'imagerie et de photographie. Je salue tout particulièrement le fait d'avoir représenté le temple d'Abou Simbel tel qu'il était dans les années 1930, bien avant que la construction du barrage d'Assouan n'obligent à son démontage et à son déplacement dans un lieu plus sûr. De manière symbolique, la moustache de Poirot illustre à mon sens l'amélioration du travail d'adaptation de Kenneth Bragnah et de Michael Green : monstrueuse et artificielle dans "Le Crime de l'Orient-Express", elle apparaît plus naturelle dans ce film, même si elle demeure tout aussi exubérante.
Si la trame du film ressemble à celle de par l'adaptation de 1978 (ce qui n'est guère surprenant, vu qu'ils adaptent un roman au départ), il s'en démarque par la manière dont il développe ses personnages et leurs relations tout en se démarquant de la trame du roman d'origine pour certains détails (notamment la présence de monsieur Bouc à la place de Tim Allerton pour ceux qui connaissent le roman). La manière dont il traite l'histoire de "Mort sur le Nil" est ce qui le démarque le plus de la version de 1978 (et celle télévisée de 2004 avec David Suchet) : là où son prédécesseur présente une enquête policière (ce qui se retranscrivait dans une mise en scène assez académique), la version de Kenneth Bragnah raconte l'enquête policière comme un récit avec des parcours de personnages et une approche shakespearienne très claire. C'est d'autant plus clair qu'il développe une thématique qui n'était que sous-jacente au récit d'origine : l'amour et sa dimension complexe. "Mort sur le Nil" version 2022 dépeint en effet l'amour sous différents angles :
_ l'amour passionnel pouvant aboutir à la tragédie (le plus évident, étant déjà au cœur du roman d'origine)
_ l'amour à sens unique (présent pour plusieurs personnages dans cette version)
_ l'amour refoulé (mentionné pour un seul personnage, même si je ne suis pas certain qu'il apporte grand-chose pour ce dernier)
_ l'amour caché (pour deux personnages dont les interactions existaient déjà dans l’œuvre d'origine, même si elles étaient de nature hiérarchique et non sentimentale)
_ l'amour perdu (pour celui-là, pas vraiment de spoiler, étant donné qu'il était déjà mentionné dans "Le Crime de l'Orient-Express", à savoir : Hercule Poirot/Katherine)
_ l'amour brisé (dans le sens qu'il ne pourra se réaliser et concerne deux personnages précis)
En plus de cette thématique, Kenneth Bragnah raconte par sa mise en scène de nombreux messages sous-jacents de diverses natures. Par exemple, la première apparition de Jacqueline de Bellefort est dans une robe rouge, symbole à la fois de la passion, du sang et de la femme fatale, annonçant ainsi clairement la nature du personnage (cela peut paraît peu subtil, mais reste efficace). Un autre exemple qui peut paraître anecdotique, concerne un plan qui suit le départ du Karnak : on y voit le bateau partir sur le Nil au second-plan, tandis qu'au premier plan, on voit un crocodile attraper un ibis. La scène d'apparence anecdotique, suggère de manière implicite et symbolique que le danger et la mort seront au rendez-vous de cette croisière. Il y a d'autres exemples qui me viennent en esprit, mais qui transformerait cette critique en essai d'analyse cinématographique.
A ces différences de traitement s'ajoutent évidemment des différences liées aux parti-pris dans l'adaptation du roman. Les personnages sont plus étoffés et complexes (à mon sens) et se distinguent de leur équivalents de la version de 1978 (à la fois du fait du traitement thématique du récit, mais aussi pour pouvoir différencier cette version de son prédécesseur). Ainsi, Linette Ridgeway/Doyle est plus sympathique que son homologue romanesque et filmique de 1978 et présentent cependant des fragilités et ses défauts demeurent (bien que traités autrement). Mais le personnage qui connaît un traitement bien à part comparé à ses prédécesseurs (sauf une exception précise) est Hercule Poirot. Tout le film présente un parcours de personnage qui amène au questionnement de ce dernier sur ce qu'il est tout en mettant en évidence ses plus mauvais côtés (tout particulièrement vers la fin avec ses interactions avec monsieur Bouc). D'une certaine manière, Kenneth Bragnah a insufflé dans cette version du personnage un mélange de ce qu'il a fait avec ses adaptations de Shakespeare et Wallander. Deuxième mention pour la moustache à cet égard : ce film permet de donner un nouveau symbolisme à la moustache de Poirot. Là où dans le roman d'origine, elle illustrait le caractère vaniteux et pompeux du personnage, dans ce film, elle symbolise aussi (de manière littérale) le fait que Poirot cache ses blessures secrètes et est associée à son amour perdu (ceux qui auront vu le film comprendront de quoi je parle avec la toute première et toute dernière scène du film). Et pour la jouer osé, je considère que "Mort sur le Nil" est à Kenneth Bragnah ce que "Le Crime de l'Orient-Express" est à David Suchet : une adaptation respectant la trame du récit d'origine, mais bouleversant l'esprit pour pouvoir montrer Hercule Poirot complètement ébranlé par les événements dans ses certitudes et qui connaît à la fin de ces récits une forme d'illumination amère/douloureuse en sa conscience.
D'autres différences interviennent, notamment dans l'identité de certains personnages (l'ajout de monsieur Bouc par exemple) et dans certains détails du récit, mais elles ne sont à mon sens des détails sur lesquels je ne ferai que chipoter.
Dernière différence de taille avec le film de 1978 : le film de John Guillermin se suffit à lui-même, présentant une enquête parmi d'autres d'Hercule Poirot (ce que les adaptations de "Evil under the Sun" (1982) et de "Rendez-vous avec la mort" (1988) confortent dans une certaine mesure), alors que "Mort sur le Nil" de Kenneth Bragnah forme dans une certaine mesure un diptyque avec "Le Crime de l'Orient-Express" (ne serait-ce par la dernière scène du "Crime de l'Orient-Express" maladroite et un peu incohérente désormais avec la sortie de "Mort sur le Nil", qui annonçait une enquête en Égypte). Les deux films peuvent en effet être considérés comme un grand arc narratif sur le questionnement d'Hercule Poirot sur les certitudes qu'il s'était bâti dans sa vie : "Le Crime de l'Orient-Express" questionnait sa vision "binaire" du monde (bien et mal), "Mort sur le Nil" questionne le choix de vie qu'il a eu (je n'en révèle pas trop, hormis le fait que la mention de cette Katherine, déjà évoquée dans "Le Crime de l'Orient-Express", est plus explorée dans ce film). Cela est conforté par la présence de monsieur Bouc dans les deux films.
Je pourrais continuer davantage sur mon ressenti du film et sur ce que j'en ai perçu, mais ce serait de nouveau transformer cette critique en essai d'analyse cinématographique. J'espère qu'elle sera satisfaisante pour ceux qui la liront, que vous ayez aimé le film ou non, que vous l'ayez vu ou pas.