5 ans après la claque visuelle au cinéma que fut "Gravity", Alfonso Cuaron revient avec son récit le plus personnel, fruit de 15 ans de réflexion et de reconstitution de ses souvenirs d'enfance au sein du quartier de "Roma" à Mexico City.
Le long-métrage, écrit en 3 semaines", nous place de l'année 1970 à 1971 au sein de la vie d'une famille de la classe moyenne dont le couple bat de l'aile.
S'ouvrant sur un plan de carrelage mouillé (répondant au plan final du film), cette histoire nous est contée de manière originale par le biais de Cleodegaria "Cleo" Guttiérez, la domestique de la maison.
D'entrée de jeu le film surprend par sa narration et sa caméra flottante, observant tel un œil omniscient les moments de vie qui parcourent cette demeure, recrée à 70% via les souvenirs qu'a Cuaron de sa maison d'enfance.
Scènes de jeu entre les 4 enfants, conversations à la volée entre Sofia la mère et Antonio le père, préparation des repas par les domestiques...autant d'évènements peu palpitants sur le papier sont capturés via le regard aiguisé de Cuaron, à coups de longs plans aux mouvements amples et calculés à la seconde près, ou encore via des plans-séquences de génie.
En faisant connaissance avec Cléo et sa vie, le spectateur est rapidement familiarisé et attaché au personnage. Il faut bien sûr noter que cette empathie (en plus de cette dramaturgie visuelle) est boostée par le jeu impeccable de son interprète, Yalitza Aparicio, apportant un jeu plein de douceur, de retenue et de pureté (c'est d'autant plus incroyable sachant qu'il s'agit de son premier rôle). Son personnage est calme, timide et veut faire son boulot le mieux possible, tout en essayant à concilier ses évènements de vie personnels. L'actrice est fantastique, et devant la caméra du réalisateur, nous transmet un nombre incroyable de sentiments par un seul regard (sa meilleure amie a également été engagée pour jouer la 2e domestique, toujours dans ce souci d'authenticité).
Se basant sur les informations de "Libo", sa réelle nourrice avec qui il a gardé contact encore aujourd'hui, Cuaron dresse le portrait intime d'une femme qui est l'épicentre fonctionnel et le pilier du foyer familial.
Se faisant, "Roma" est une expérience sensorielle où chaque plan méticuleusement composé a une signification, et une invitation au spectateur de réellement vivre ces moments, que ce soit une danse dans une hacienda, une sortie champêtre dans les bois ou encore un feu de forêt à l’orée du Nouvel An.
Aù-delà de cette promesse de cinéma des sens (où même le sound design apporte une vraie spatialité), Cuaron poursuit son exploration de la maternité (comme ses 2 derniers films "Gravity" et "Children of Men"), du deuil, de l'élévation spirituelle et l'acquisition d'une maturité émotionnelle (à l'instar de "Y Tu Mama También", via une utilisation similaire de la plage ou encore une scène cathartique de dîner).
Séparation d'un couple, début d'une relation amoureuse, grossesse de Cleo..autant d'évènements en apparence anodins vont rentrés en collision et altérer de manière significative le chemin de nos personnages.
Cuaron cherche ni plus ni moins qu'à nous faire ressentir ses émotions, ses moments, et capture tout l'humanité qui découle de l'expérience de chacun.
Un travelling dans une rue, une forêt, un terrain d'entrainement,une salle de cinéma...chaque image imprime la rétine via une photographie en 65 mm parfaite et cristalline (le réalisateur passe pour la 1e fois au poste de chef opérateur). Le noir et blanc pourrait exercer une distance avec le propos, mais trouve tout son sens dans la volonté de transmettre des souvenirs lointains, tel un album photo ultra immersif (le réalisateur déclare que 90% des séquences découlent directement de son esprit).
Sous cet enrobage d'intimisme pur, le long-métrage n'hésite pas à aller vers le terrain du commentaire social, de manière subtile, en montrant par exemple la révolte du mouvement étudiant et le massacre du Corpus Christi qui en découle, ainsi que la lutte des classes et la fracture sociale qui s'est opérée au Mexique (thème déjà présent par le passé dans la filmographie du réalisateur
Sous ce regard qui confère même à la poésie et le lyrisme pur (via des séquences lourdes de sens comme cette scène monumentale avec un gourou, véritable point de basculement où Cleo et le film trouvent leur équilibre), Cuaron renvoie au cinéma italien et mexicain des 70's. Chaque cadre déborde de vie et de figurants, à se demander comment une telle prouesse est possible. On avait pas vu un travail si élaboré et perfectionniste depuis Michael Cimino et sa Porte du Paradis.
Si le cinéma est d'abord un art visuel, "Roma" en est sans doute un des plus beaux représentants, alliant à la perfection l'art et le réalisme.
Rare sont les films où la barrière de l'écran s'efface pour réellement nous faire vivre une expérience humaine, et Cuaron réussit ce tour de maître du début à la fin, d'un sol mouillé à un ciel immaculé, d'un champ ensoleillé jusqu'à une plage déchainée, d'un hôpital bondé jusqu'à un final inoubliable à la puissance émotionnelle qui confine au chef-d'oeuvre.
Un grand film
5/5