Chirurgien de l’irrationnel, Yorgos Lanthimos est un cinéaste faisant couler beaucoup d’encre depuis la sortie de son second film, « Canine », en 2009. Depuis, chacune de ses œuvres est un coup d’éclat, comme notamment « The Lobster », qui avait bouleversé le festival de Cannes en 2015, et désormais « Mise à Mort du Cerf Sacré », maelström absurde et malsain orchestrant une sublime nécrophilie pasolienne. Autant le dire d’emblée, on ne s’attendait à se délecter de « Mise à Mort du Cerf Sacré » avec un plaisir aussi dithyrambique, tant le film n’est autre qu’une véritable suprématie sublimée de la mise en scène, tout en mettant au premier plan les acteurs et la froideur quasiment burlesque du récit. Le film n’est pas sans faire penser à « Théorème », prodige cinématographique et littéraire de Pier Paolo Pasolini, bluffant de radicalité, de simplicité, et dévoilant les racines du sacré. Yorgos Lanthimos tente une approche assez similaire : dans les deux cas, un jeune homme charmant s’infiltre dans une famille bourgeoise et y sème le trouble.
On remarquait déjà dans « The Lobster » une précision formelle « à la Kubrick » et un scénario ressemblant à une hallucination de Buñel. « Mise à Mort du Cerf Sacré » est encore plus clinique que « The Lobster », tout en se montrant bien plus sauvage et allégorique, disséquant sans vergogne la famille américaine. Thriller virtuose, macabre et furieusement cynique, ce film, digne hériter des géants du malaise, grince entre l’humour noir et le drame familiale, allant franco dès qu’il s’agit de passer du rire au choc. Lanthimos parvient à un sommet de maitrise au niveau de sa réalisation. Il sublime ses personnages autant qu’il les démolit, passant à travers de nombreux cadres, dont le vide existentiel des protagonistes, illustré par le fait qu’ils vont jusqu’à simuler une anesthésie sur fond de rite sexuel. Par la seule force de sa caméra, Lanthimos fait de nous des voyeurs, des spectateurs impuissants de cette justice privée d’une rare subversion. Calme chaotique et force tranquille sont au rendez-vous, la cruauté devient un facteur comique, sublimant un contexte surréaliste ténébreux, interrogeant directement le squelette de l’esprit humain.
« Mise à Mort du Cerf Sacré » n’a de cesse d’entretenir son universalité, s’avérant totalement anti-spectaculaire tout en se targuant d’un vertige organique fascinant. Au delà de la claque esthétique, Lanthimos cadre une œuvre spectrale tutoyant le cinéma de genre sans jamais contredire son regard vilipendé. Dès que l’on s’imagine dans notre zone de confort, un son, ou une image, vient nous perturber, voire nous agresser (le premier plan nous laisse un souvenir impérissable), allant à l’encontre de nombreuses scènes touchant du doigt le sublime. La scène finale par exemple, utilisant une symphonie de Bach déjà présente à la fin du « Miroir » de Tarkovski, et ainsi, lourde en symbolique. Jouissant d’une inventivité venimeuse, « Mise à Mort du Cerf Sacré » met également en avant un propos politique. L’histoire n’est autre qu’une métaphore de la situation politique et économique de la Grèce, patrie de Lanthimos, ce qui fait passer le film pour une véritable catharsis cinématographique, allant donc bien plus loin que le film d’auteur copieux et fétichiste.
Avec « Mise à Mort du Cerf Sacré », Lanthimos semble enfin arriver à une apothéose, un chef-d’œuvre, modeste, clinquant, fort, éreintant, maladif, hypnotique et pathétique, révélateur de plusieurs possibilités d’exégèses. Poésie du désir, malaise fantasmé, « Mise à Mort du Cerf Sacré » va chercher dans nos sentiments des sentiers jamais explorés. À couper le souffle, et à se demander comment les cerfs se suicident. Un désir involontaire.