« ça va peut-être te paraître extraordinaire mais Maurice est ma flamme. Oh il n’a pas l’air de brûler mais il m’éclaire. »
Après avoir réalisé deux des plus grands films noirs français de tous les temps (L’Assassin Habite au 21, 1942 et Le Corbeau, 1943), qui lui vaudront d’être suspect de collaboration dans l’immédiat après-guerre, Henri-Georges Clouzot, le maître inégalé du suspense à la française s’attaque une troisième fois à une adaptation du romancier belge Stanislas-André Steeman, après l’adaptation de Le Dernier des Six, réalisé par Georges Lacombe, 1941 et la réalisation de L’Assassin. Dans les rôles titres, on retrouve la pétillante Suzy Delair, alors compagne de Clouzot et, elle, assez justement blacklistée pour ses prises de position collaborationnistes durant la guerre, Louis Jouvet et Charles Dullin, deux des plus grands comédiens du théâtre populaire du XXème siècle, un encore tout jeune Bernard Blier, Simone Renant, hélas tombée dans l’oubli et celui qui deviendra l’un des seconds rôles les plus efficaces et les plus attachants des comédies noires (notamment via Georges Lautner et Michel Audiard), Robert Dalban, dans un petit rôle. Au rayon des surprises, on notera l’hommage à Bourvil en photo, vers la 24ème minute et à Charles Trenet à la 48ème.
Ce que l’on peut mettre en relief dans l’oeuvre de Clouzot, c’est la mise en abyme de la caméra, voyeuse, que l’on retrouve ici et dans son dernière film, La Prisonnière (1968), de manière flagrante, mais également dans de tout petits détails d’autres de ses réalisations comme, par exemple, le décolleté suggestif de Véra Clouzot nettoyant le sol dans Le Salaire de la Peur (1953). Le corps de la femme ainsi érotisé par le regard, celui du ou de la photographe, ou par celui du spectateur, de la spectatrice, est sans conteste l’un des thèmes secondaires récurrents du maître, comme une sorte de recherche esthétique de la frontière de la transgression, thème aujourd’hui largement dépassé, mais aussi de la possession perverse (ici Charles Dullin en vieux libidineux, là Laurent Terzieff en amateur d’art inquiétant), thème autrement plus contemporain, d’autant que la jalousie est également un personnage présent dans presque toutes ses œuvres, comme l’ombre de la mort dans un triangle maléfique (Les Diaboliques, 1955), jusqu’à devenir le thème central de son film inachevé, L’Enfer (1964, dont le scénario fut repris par Claude Chabrol en 1994). En poussant encore un pont plus loin, on peut aussi évoquer, sujet sulfureux pour l’époque, l’homosexualité féminine, l’attirance ressentie par Dora/Simone Renant pour Jenny/Suzy Delair, et, plus tard, le lien mystérieux qui unit Véra Clouzot à Simone Signoret (Les Diaboliques) et la fascination d’Elizabeth Wiener pour Dany Carrel (Le Prisonnière). Enfin, il y a chez Clouzot l’espoir de revanche du prolétaire, Yves Montand dans Le Salaire, Bernard Fresson dans La Prisonnière, Suzy Delair.
Si l’on excepte la diction nasillarde et suraiguë des interprètes de l’époque, on devra admettre que Clouzot est systématiquement en avance de quelques décennies sur son époque, par son audace narratrice (également dans ses dialogues, dignes de Simonin ou d’Audiard, parfois, jusque dans les traits anar) et visuelle (sa maîtrise des ombres et du relief qui préfigure Melville), hélas snobée par Truffaut qui voyait en Hitchcock un précurseur, sans comprendre qu’un autre génie du suspense et du mal oeuvrait à quelques encâblures de la Nouvelle Vague. L’histoire raconte que Truffaut s’en excusera plus tard.
Tout en étant daté, ce Quais des Orfèvres, film à tiroirs, beaucoup plus dense que ne le laisse penser l’intrigue prétexte (encore un McGuffin?), bien moins sombre aussi, n’a rien perdu de sa superbe, c’est un chef d’oeuvre intemporel, un classique parmi les classiques du cinéma mondial.