Yaurait-il une tendance des BO à base de percussions ? Après l’horrible Whiplash, cet impressionnant Birdman est lui aussi rythmé, presque conduit, par des accélérations, freinages et syncopes de batterie. Cette BO percussive n’est pas le seul attribut notable du nouveau film d’Iñárritu. A l’instar de La Corde ou de L’Arche russe, Birdman se déploie dans le souffle d’un unique plan-séquence (ou dans son illusion).
Arrêtons-nous un instant sur cet exploit technique. Hitchcock avait créé son film-plan-séquence dans le cadre d’un lieu unique et limité : un salon d’appartement new-yorkais. Il avait pensé à tout, le mouvement des nuages par la fenêtre, les lumières qui baissent au fur et à mesure de la soirée, mais il restait tributaire de la lourdeur des tournages en 35 mm, recourant au stratagème du gros plan/fondu au noir pour les changements de bobines toutes les dix minutes. Sokourov avait lui exploité les ressources mobiles et illimitées du numérique en promenant sa caméra légère à travers les dizaines de pièces et couloirs du musée de l’Ermitage.
Iñárritu pousse encore plus loin l’extension du domaine de la caméra avec son plan-séquence presque aussi libre que l’air, qui se faufile à travers toutes les pièces, coursives, coulisses, étages, cintres d’une salle de théâtre de Broadway, et jusque dans la rue, les bars, toits et immeubles voisins. Il faut l’admettre, on est saisi, souffle souvent coupé, par la virtuosité de cette caméra fluide, labile, passe-muraille, qui semble branchée sur le pouls d’un théâtre et d’un quartier de New York en se riant des murs, ou de notions telles que le dedans et le dehors. Cette caméra omnisciente est à l’aune de notre époque de transparence où, sous la pression des possibilités technologiques, l’intimité, le privé, le secret reculent face au tout-visible.
Cela précisé, Birdman ne se réduit pas à une performance technico-visualo-sportive, aussi impressionnante soit-elle. Le “Birdman” en question, c’est le superhéros hollywoodien qui a jadis valu richesse et célébrité à l’acteur Riggan Thomson, joué par Michael Keaton. Toute ressemblance entre l’acteur et son double, entre Birdman et Batman, entre Keaton et Riggan, etc. Détail amusant, Riggan semble doué dans la vie des superpouvoirs de Birdman, comme par exemple léviter, voler, faire bouger des objets à distance… Mais à l’instar du Vincent de Thomas Salvador, ses superpouvoirs ne lui sont d’aucune utilité. Riggan Thomson n’aspire qu’à une chose: briller dans une pièce de Raymond Carver, jouir des éloges de la critique new-yorkaise, troquer sa gloire de superhéros contre une trace artistique prestigieuse et durable. Après l’argent du beurre, Riggan Thomson voudrait le beurre, voire
le cul de la crémière (et de la critique).
Le film colle au train de Riggan pendant les quelques jours précédant la grande première : répétitions, changement de partenaire acteur, pressions de son agent, junkets avec la presse, défilé des anciennes maîtresses, confrontation avec sa fille, débats sur les avantages et inconvénients de la célébrité 2.0, conflit interne entre Riggan-Carver et Riggan-Birdman… En quelques heures et quelques mètres carrés sont condensés et concentrés tous les rêves, désirs, échecs, cauchemars, paradoxes publics et privés d’un acteur – et au-delà, de tout quinqua ou sexagénaire qui sent que les potentialités de son avenir se réduisent et qui cherche désespérément, urgemment, un sens à son existence. Car si Riggan a été un super Birdman, il a été un mari médiocre, un amant veule, un père nul, et un acteur… justement, il ne sait pas et c’est ce qu’il cherche à étalonner à travers la pièce de Carver.
Il y a dans Birdman une dimension bling-bling, extravertie, “m’as-tu-vu”, consubstantielle au style d’Iñárritu, et qui souvent agace chez lui, mais il faut reconnaître aussi le côté pile de ces défauts : une énergie carnassière invraisemblable, qui emporte tout ici, bien aidée par la performance hallucinante du sosie de Julien Lepers, déployant toute son artillerie d’acteur chevronné avec une puissance et une jouissance très contagieuses (les autres, Norton, Watts, Stone… sont tous très bien aussi, mais la dynamo centrale, c’est Keaton).
Et puis pour une fois qu’Iñárritu ne nous sert pas son humanisme Benetton surligné à la truelle mais dédie toute ses forces à une réflexion acide sur la culture, la célébrité et les métiers du spectacle, c’est bon à prendre. Pas bégueule, on prend.