Le cinéma de David Cronenberg n’est pas à mettre devant tous les yeux tellement le propos et l’esthétique du réalisateur sont empreints d’une radicalité parfois choquante notamment dans la première partie de sa filmographie allant de « Frissons » (1975) à « Spider » (2002). Soit quatorze longs métrages qui voient dans un premier temps (jusqu’à « Videodrome » en 1983), le réalisateur ne choisir que des sujets originaux écrits par ses soins puis se lancer à partir de « Dead Zone » (1983) dans l’adaptation de romans. Ainsi sont convoqués Stephen King, Bari Wood, William S. Burroughs, J.G. Ballard ou Patrick McGrath pour des films de plus en plus hermétiques aux visées parfois abstraites où même obscures qui ne s’adressent à l’évidence qu’à un public averti et donc restreint. Le corollaire de cette démarche ne s’est fait pas attendre qui hormis « Crash » en 1996, voient les films de Cronenberg être largement déficitaires, le poussant vers un cinéma globalement plus consensuel (à l’exception de « Maps to the stars » en 2014) qui n’a plus la même singularité, son auteur étant devenu en quelques sorte « mainstream ». La spécificité du canadien, qui inonde son œuvre initiale, tient dans l’observation de la nature humaine à travers son évolution via la technologie et le matérialisme qui en découle. Un matérialisme qui a progressivement pris le pas sur la spiritualité, amenant l’homme à repousser toujours plus loin les limites de sa condition. Souvent tristement prémonitoire, Cronenberg décrit cette évolution à travers la mutation des corps, fruit de la recherche médicale ou encore à travers les mutations sociales découlant de la mainmise toujours plus forte de la technologie sur les comportements. « Dead Zone » est donc un film de rupture venant juste après « Videodrome » qui en dépit de son unanime succès critique s’est avéré être un flop commercial. Depuis "Carrie" réalisé en 1976 par Brian de Palma suivi par " Shining" (1980) de Stanley Kubrick, la transposition à l’écran des romans de science-fiction de Stephen King s’avère être un bon filon qui malgré les décennies qui passent ne s’est jamais tari. Le projet d’adaptation de Dead Zone », premier vrai best-seller de King, est tout d’abord proposé à Stanley Donen (choix étrange) via la société de production Lorimar qui a acquis les droits du roman. Dino De Laurentiis, toujours à l’affût, profite des difficultés financières de Lorimar pour entrer dans la danse. John Badham, pour des raisons d’éthique politique (le syndrome Kennedy sans doute), déclinant l’offre qui lui a été faite par Debra Hill (productrice des premiers films de John Carpente et recrutée par de Laurentiis), la place est libre pour Cronenberg en recherche d’un nouveau souffle et dont l’univers est relativement proche de celui de King. C’est Christopher Walken alors en pleine ascension qui est préféré à Bill Murray pour interpréter John Smith, jeune professeur modeste et introverti qui à la suite d’un accident de la route subit un coma de cinq ans dont il émerge doté d’un don de voyance lui permettant de lire dans le passé et dans le futur de certaines personnes en touchant la pomme de leur main avec la sienne.
Le jeune homme qui a vu cinq années de sa vie gommées se retrouve vite en marge, sa fiancée (Brooke Adams) étant désormais mariée et mère d’un enfant.
Dans un premier temps, le scénario s’empare de la lutte de John Smith pour rester anonyme et ne pas devenir un monstre de foire tout en étant tiraillé par l’utilité assez évidente pouvant découler d’un don qui petit à petit l’affaiblit
. Sa conscience l’amène donc à collaborer à l’arrestation d’un serial-killer. Aux deux tiers du film, le propos change de tonalité quand la route de John Smith croise celle d’un candidat au Sénat en campagne véreux mais exalté (Martin Sheen démoniaque) soutenu par son ex-fiancée
. Le film sort alors du fait divers tragique pour prendre une dimension politique qui transcende le propos, offrant à John Smith la possibilité de sortir par le haut de la condition de paria qui est la sienne comme l’est souvent celle de ceux qui sont différents dans un monde tendant à l’uniformité, thème récurrent chez Cronenberg. Le réalisateur en verve et en totale maîtrise, orchestre parfaitement les différentes parties du scénario pour faire de « Dead zone » un film intrigant et cohérent sur l’ensemble des thèmes qu’il aborde. Ce qui n’était pas forcément évident au départ. Il est formidablement aidé par Christopher Walken dont le visage alternativement angélique ou démoniaque, dégage un charme intense exprimant parfaitement le trouble d’un homme qui ne demandait comme son nom l’indique si bien qu’à demeurer anonyme. Quant à Brooke Adams à la beauté toujours aussi lumineuse, elle incarne parfaitement ce que John Smith a douloureusement conscience d’avoir perdu pour n’avoir pas su franchir le seuil d’une porte qui s’ouvrait à lui. Une porte qui a fait basculer son destin.