Un merveilleux bijou ! "Melancholia" aurait pu prétendre à un plus haut prix que sa Palme d'interprétation féminine pour Kirsten Dunst, même si celle-ci était totalement méritée (il en aurait même fallu une autre pour Charlotte Gainsbourg), le Grand Prix voire même une Palme d'Or ex æquo avec "The Tree of Life" n'auraient pas été du luxe (même si je trouve le film de Lars von Trier meilleur, celui de Malick était tellement ambitieux et unique qu'il aurait été inconcevable de ne pas la lui donner).
Divisé en deux parties, "Melancholia" pourrait tout aussi bien constituer deux films très différents. Ainsi, "Justine", récit d'une nuit de noce tournant à la catastrophe, montre avec subtilité le décalage entre la personnalité de la protagoniste et les invités, censés être ses proches et pourtant cachés derrière un masque d'hypocrisie. Seule la mère de Justine semble aussi consciente de ce fossé mais sa mesquinerie l'empêche d'être une source de réconfort. La complexité des caractères humains est reconstituée avec brio, les personnages se présentant aux yeux du spectateur comme une galerie d'individus tous à la même hauteur, du père jovial au serviteur zélé, de l'employeur tyrannique au mari effacé. Aucun d'eux ne se ressemble, tous sont avant tout focalisés sur eux-mêmes, incapables de s'accorder paisiblement avec les autres. Lars von Trier a déclaré s'être inspiré pour cette partie de "Voyage au bout de l'enfer", et on voit bien la filiation. Certes, il n'y a pas l'ambiance de camaraderie mais l'évidence selon laquelle une réunion de famille solennelle comme celle-ci ne peut pas se révéler idéale est ici conservée, de même que l'humour triste induit par ce fait. Le tout est lié à l'immense poésie qui se dégage du domaine, gigantesque parc recouvert par la nuit et illuminé artificiellement. La beauté des couleurs est travaillée avec soin, avec le contraste entre le noir de la nuit, le jaune des lumières et le vert de la pelouse (cf. le sublime plan montrant les ballons dans le ciel). Dans ce cadre, la musique de Wagner apporte une dimension romantique et sensuelle, qui conteste un peu la mélancolie de Justine, la rendant moins palpable pour le spectateur, qui aura peut-être plutôt tendance à se laisser submerger par la beauté de la photographie. Le regard de Justine urinant sur la pelouse, perdue dans la contemplation des galaxies est d'ailleurs évocateur, attestant lui aussi avec une grande poésie que la magnificence du lieu peut toucher n'importe qui.
La seconde partie, "Claire", perd en onirisme ce qu'elle gagne en mystère. Très différente de la première et pourtant complémentaire, elle fait du parc un huis clos oppressant, dans lequel les invités du mariage, tout aussi détestables qu'ils pouvaient l'être, ne sont plus présents pour apporter un certain réconfort, celui de croire en l'illusion de la normalité. Revenue à la solitude, Claire éprouve le plus grand mal à se contenir devant l'arrivée de la planète "Melancholia", l'amour que semble lui porter son mari la rassurant assez peu. Et avec raison, quand on voit la façon dont il abandonne femme et enfant, les condamnant à vivre la fin du monde. La fascination devant ces scènes montrant la planète se rapprochant fait écho à la magistrale ouverture du film et la façon dans est filmé le domaine le fait ressembler à un décor nordique propre aux opéras de Wagner. Allées symétriques, forêt luxuriante, vue sur le lac... La sensation de fatalité est en outre renforcée par les différents procédés qu'utilise le réalisateur pour isoler ce microcosme du reste du monde. Le village, qui revient régulièrement dans les conversations, restera hors-champ (la seule vision globale de l'apocalypse est d'ailleurs celle du début du film), et l'impossibilité de traverser le petit pont de pierre contraint la famille de Claire à rester emprisonnée. Ce mystère ne sera d'ailleurs jamais résolu, ajoutant à la fascination hypnotique éprouvée pour le cadre, de même que la présence du trou n°19 – et ce bien que Lars von Trier ait déclaré qu'il considérait ce dernier élément comme une simple plaisanterie.
Du début à la fin, "Melancholia" ne se révèle jamais décevant, ne contient aucune scène faible et s'offre à la contemplation. On aurait certes pu attendre plus de mélancolie déprimante et moins de romantisme exaltant de la part d'un film portant ce titre, mais c'est peut-être dans cette œuvre que Justine énonce énonce avec le plus de justesse les symptômes de cette affection : la comparer à une marche entravée par des fils gris laineux est une idée incroyable et très profonde.