« Un singe en hiver » est incontestablement un chef d’œuvre intemporel du cinéma français. Soixante ans après sa sortie, rares sont ceux qui affirment ouvertement et de manière argumentée le contraire, bien obligés de se rendre à l’évidence. Cela n’a pas forcément été le cas lors de la sortie du film à Paris le 11 mai 1962 alors que la Nouvelle Vague poussée par Les Cahiers du Cinéma connaissait sa très courte période de gloire symbolisée par l’excellent « Les 400 coups » (1959) de François Truffaut mais aussi par les très surestimés « A bout de souffle » (1960) de Jean-Luc Godard ou « Jules et Jim » (1962) du même François Truffaut.
Pour se faire sa place, la petite bande dite des « Jeunes Turcs » est menée par Jacques Rivette, Jean-Luc Godard, François Truffaut, Éric Rohmer, Claude Chabrol, Jacques Doniol-Valcroze et quelques autres qui vont se constituer en comité de salut cinématographique (le comité des dix) afin de réhabiliter certains cinéastes hollywoodiens (Alfred Hitchcock, John Ford, Fritz Lang, Howard Hawks…) qui n’en n’avaient sans doute pas vraiment besoin au vu de leurs prestigieuses carrières mais aussi et surtout pour s’ériger en contempteurs de réalisateurs français (Julien Duvivier, Claude Autant-Lara, Jean Delannoy, René Clément…) étant à leurs yeux coupables d’adaptations qualifiées péjorativement de « qualité française » car dénuées de toute originalité et de tout réalisme, privilégiant le tournage en studio, faisant la part belle aux dialogues et se souciant comme d’une guigne de la réalité sociale du pays. Le subterfuge a longtemps fonctionné, entretenu par la vague libertaire et contestataire qui suivit « Mai 1968 ».
Mais le temps fait toujours son office, rendant parfois un verdict assez cinglant. Plus personne ne se souvient vraiment ni encore moins n’a visionné les films de la Nouvelle Vague qui désormais pourraient être frappés de la même accusation de ringardise que leurs concepteurs proféraient à l’encontre de ceux qui les précédaient. La plupart des films de ces « auteurs » comme eux-mêmes se nommaient affichent au grand jour leurs faiblesses narratives et esthétiques mais aussi le prisme très bourgeois de leur propos n’évoquant que très rarement les préoccupations du peuple dont ils se revendiquaient. Les plus talentueux d’entre eux comme Truffaut et Chabrol se sont affirmés l’âge mur venu avec des œuvres d’une facture plus classique et même pour Claude Chabrol avec des adaptations de Georges Simenon (« Les fantômes du Chapelier » ou « Betty »), l’un des auteurs phares du cinéma de « papa » de Sieur Gabin. Mieux encore, selon l’adage populaire « il ne faut jamais dire, fontaine, je ne boirai pas de ton eau », Claude de Givray, une des figures emblématiques du mouvement, certes un peu moins connu (scénariste pour François Truffaut et réalisateur de quelques longs métrages) a fini sa carrière comme directeur des fictions sur TF1, participant au lancement de séries comme Navarro ou Julie Lescaut. Comme quoi la révolution peut mener à tout.
Ne pouvant plus vraiment s’attaquer à la qualité artistique d’« Un singe en hiver » à propos duquel Antoine Blondin lui-même affirmait : « Mon livre a trahi le film », les quelques grincheux restants ont choisi aujourd’hui de prendre pour cible Jean Gabin qui ne ferait pas le poids face au virevoltant Belmondo. Encore une affirmation ne résistant pas à l’analyse. Dans ce film, les deux acteurs sont étroitement liés et la performance de l’un ne vaudrait pas grand-chose si celui qui lui fait face ne renvoyait pas la balle au bon endroit. Il convient de rappeler que Belmondo, il est vrai excellent par l’amplitude des sentiments qu’il imprime à ce faux matador n’arrivant pas à prendre ses responsabilités, a lui aussi connu les revers de la critique quand il est devenu au mitan des années 1970 « Bebel ». Une fin de carrière sans doute moins honorable que celle de son aîné. Henri Verneuil lui aussi très décrié notamment pour la non-visibilité de sa mise en scène, a eu la bonne intuition d’exiger la présence de Belmondo face au monstre sacré. Par exemple Alain Delon qu’il associera juste après à Gabin dans « Mélodie en sous-sol » n’aurait sans doute pas été raccord avec l’univers d’Antoine Blondin qui exigeait plus de bonhomie et un sens de la dérision aiguisé.
Une fois ces deux-là présents et les premiers violons qu’étaient Suzanne Flon, Paul Frankeur et Noël Roquevert à leurs côtés, le réalisateur devait simplement tout faire pour agrémenter la cuisson à feu doux en y ajoutant les condiments nécessaires. Et ceux-ci ne manquent pas, montrant la grande finesse dont pouvait faire preuve le très modeste et éclectique Henri Verneuil. Par exemple en marquant un changement d’époque par une plaque de rue « Maréchal Pétain » devenant par la magie de la pluie celle du « Général de Gaulle ». Ou encore la manière de filmer l’extraordinaire Suzanne Flon incarnant l’épouse fidèle guettant la venue redoutée du client qui fera retomber son époux enfin assagi à coups de bonbons à la menthe dans ses « démons extra-orientaux » et dont Verneuil encadre les variations d’expression corporelle avec les différentes mesures de la musique très circonstancielle de Michel Magne. Idem pour la scène finale dans le train où le vieil aubergiste se rendant sur la tombe de son défunt père, heureux d’avoir pu une dernière fois emprunter le véhicule imaginaire jusqu’à l’Orient de sa jeunesse raconte ému à une petite fille sa poésie naïve sur les petits singes abandonnés que l’on trouve à la fin de l’hiver sur les rives du Yang-Tsé-Kiang.
Vu aujourd’hui, on peut sans doute regretter le rôle accessoire que jouent les femmes dans ce film d’hommes mais quand on parle d’alcoolisme notoire, il faut se souvenir qu’à cette époque les femmes n’avaient pas encore ambitionné d’emprunter tous les travers de la gent masculine. Encore un peu de patience et au train où vont les choses dans quelques années viendra sans doute la sortie en VOD d’ « Une G….. en hiver ». « Un singe en hiver » est le reflet de son temps et de l’univers mental d’un écrivain que les Verneuil, Gabin, Audiard, Frankeur et Belmondo eux-mêmes bons vivants n’ont pas eu de mal à habiter. Un alcoolisme qu’Antoine Blondin tente d’habiller d’un panache destiné à oublier pour un temps la grande détresse qui habite le plus souvent ceux qui ont compris que la rude lutte avec dame bouteille est perdue. Le film rend compte aussi de manière un peu idéalisée de la fraternité qui unit les « poivrots » quand l’un des leurs a trop « rempli » la cuve.
Les dialogues de Michel Audiard fins comme jamais ajoutent la touche de poésie finale à ce film en tous points réussi qui à chaque nouvelle vision livre son petit lot de découvertes mêmes infimes comme ce micro-sourire de Jean Gabin filmé de profil alors qu’il découvre à côté de lui face à une glace ce nouveau client qui est peut-être comme il l’a été dans sa jeunesse enfuie un grand voyageur de l’esprit même si sa destination hispanique et tauromachique ne l’emmène pas aussi loin que sur les rives du fleuve jaune. Soyons certains que dans trente ans et plus encore il se trouvera des milliers de spectateurs pour s’émouvoir devant « Un singe en hiver ». Pas certains qu’il en soit de même pour « Pierrot le fou » ou « Jules et Jim ».