Au crépuscule de l’ère du muet, l’Aurore illustre le stéréotype de l’influence de l’héritage expressionniste allemand dans la formation du cinéma américain, dont l’apogée intervient quelques années plus tard, au cours des années 1930.
Pour le réalisateur F. W. Murnau, les années 1920 incarnent une grande période de prospérité créative : Nosferatu le vampire (1922), premier film de vampires de l’histoire du cinéma ; Le Dernier des hommes (1924), pionnier d’une nouvelle technique de prises de vues ; ou encore, le mythologique Faust, une légende allemande (1926). Ces productions novatrices, qui donnent naissance à l’âge d’or du cinéma allemand grâce à l’invention d’un nouveau genre, consacrent Murnau au rang des meilleurs cinéastes internationaux. L’expressionnisme allemand est un tel séisme avant-gardiste qu’il se propage dans le monde, et en particulier aux Etats-Unis. En 1926, il est donc invité par la Fox outre-Atlantique. Pour façonner l’esthétique de ses films d’horreur, Hollywood, en pleine ébullition, s’offre une perfusion à même le cadavre du genre allemand, avec le recrutement d’anciennes figures de l’expressionnisme : Karl Freund, directeur photo du Golem (1920) et de Métropolis (1927), qui apporte son savoir-faire pour cadrer Dracula (1931) ; Paul Léni, réalisateur du Cabinet des figures de cire (1924) qui rejoint le studio Universal à partir de 1926 et devient l’un de ses cinéastes phares ; et Fritz Lang, réalisateur de Métropolis qui devient l’un des plus grands maîtres du film noir américain. Fasciné par les impulsions sombres et torturées de l’expressionnisme allemand, Hollywood reprend ses caractéristiques et les adapte dans la première réalisation de Murnau aux Etats-Unis : l’Aurore (1927), considéré par les critiques comme l’un des meilleurs films de l’histoire.
Après avoir vu Le Dernier des hommes, le producteur américain William Fox, fondateur du studio éponyme, invite Murnau à quitter l’Allemagne et à intégrer la Fox, pour « faire un film infiniment cultivé, symbolique, bref tout à fait européen » Murnau réalise donc son premier-long métrage sur le sol américain en adaptant le roman d’Hermann Sundermann, l’Indestructible Passé (1894). Malgré l’octroi d’un faible budget, le célèbre réalisateur phare de l’expressionnisme allemand parvient à donner naissance à un conte universel d’une beauté intemporelle.
Même loin du pays dans lequel il s’est imposé, Murnau parvient à faire preuve d’une ingéniosité et d’un talent inébranlables. Ainsi, en ayant recours au Movietone, premier dispositif d’enregistrement du son directement sur pellicule inventé en 1927, il fait de l’Aurore l’un des premiers longs-métrages à synchroniser la musique et les bruitages (mais la faible longévité du son enregistré conduit à la perfection du procédé dès 1929, avec le Photophone). D’après le cinéaste Ado Kyrou, Murnau témoigne d’un « génie cinématographique qui sublime l’histoire grâce à une prodigieuse science de l’image ».
Malgré le faible budget de production, le réalisateur n’hésite pas à investir massivement dans des décors somptueux (plus de 200 000 dollars), qui auraient d’ailleurs été réutilisés par John Ford avec Les Quatre Fils (1928). Quant à la photographie, sa maîtrise est incontestable et offre des travellings inoubliables dans les rues bondées d’une grande ville. Les scènes nocturnes jouent avec une lumière naturelle magnifique et une brume mystérieuse, habilement utilisées pour montrer le pouvoir envoûtant de la femme de la ville. Ce jeu des ombres et de la lumière, ces clairs-obscurs, sont une caractéristique fondamentale de l’expressionnisme allemand. Pour François Truffaut, cinéaste emblématique de la Nouvelle Vague, l’Aurore est ainsi « le plus beau film du monde ». Enfin, la technique de la surimpression, utilisée pour évoquer le souvenir et l’influence de la femme en noir sur l’esprit de l’homme, est une nouvelle preuve du génie cinématographique de Murnau et de sa maîtrise de la technique.
Toutefois, le talent du cinéaste ne se démontre pas seulement dans ces précédents aspects. A priori, le mélange entre noirceur du drame conjugal et naïveté de séquences joviales et sentimentales semble plutôt incompatible. Et pourtant, grâce à une large palette d’émotions qui évitent le pathos, le dosage est parfaitement réussi entre joie, angoisse et tristesse. La rareté des intertitres place l’action au cœur du film et ajoute à l’universalité et l’intemporalité de « Ce chant de l’Homme et de sa Femme [que l’on peut] entendre en tout lieu et de tout temps ». D’ailleurs, le fait qu’aucun des personnages n’ait une identité définie est aussi là pour servir ce discours.
Pourtant, le scénario, bien qu’il soit d’une simplicité enfantine, est d’une poésie exceptionnelle. Parabole de la tentation des grandes cités modernes, il consacre Janet Gaynor, celle qui inspirera dix ans plus tard le personnage de Blanche-Neige chez Disney, au rang des meilleures actrices du monde. Sensible, innocente et bienveillante, sa prestation est bouleversante d’humilité. Alors, naturellement, lorsque la vie de son personnage vient à être menacée à deux reprises, on ne peut qu’être angoissé à l’idée de sa disparition, qui est l’arc narratif principal de cette excellente réalisation.
Sorti en décembre 1927, en dépit de ses nombreuses qualités techniques et visuelles, l’Aurore est un cruel échec dans les salles, le cinéma parlant commençant déjà à accaparer les foules. D’ailleurs, ce nouveau long-métrage est sorti deux semaines seulement après la première du Chanteur de jazz, premier film parlant de l’histoire du cinéma.
Lors de la première cérémonie des Oscars, qui s’appelaient alors « Academy Awards », l’Aurore reçoit quatre nominations : Janet Gaynor pour l’Award de la meilleure actrice, le binôme Charles Rosher – Karl Struss pour la meilleure photographie, la Fox pour la meilleure production artistique et Rochus Gliese pour la meilleure direction artistique. Les trois premiers obtiennent la récompense.
Grâce à son histoire simple, son « chant » universel, l’Aurore traverse les générations et garde encore aujourd’hui son rang honorable dans le classement des meilleurs films de tous les temps. Mais résumer ce long-métrage à la banalité de son intrigue serait réducteur, et l’expertise technique et visuelle de Murnau témoigne d’un cinéma muet qui a atteint sa maturité. De même, loin de n’être qu’une simple opposition manichéenne entre ville et campagne, l’histoire est avant tout celle d’un couple d’êtres heureux, dont l’amour va être mis à rude épreuve par l’énergie débordante de la ville et par la puissance de la nature. Finalement, ce poème lyrique s’achève sur la renaissance d’un amour définitivement retrouvé, l’aurore de nouveaux jours de paix et de tendresse. Douce ironie du sort quand on sait qu’à l’inverse, le cinéma muet amorce déjà son crépuscule et que le soleil se lève pour les films parlants.