Lancée le 2 avril dernier sur Netflix, la mini-série Le Serpent avec Tahar Rahim dans le rôle principal ne cesse d’exercer une forme de fascination auprès du public. Tirée d’une histoire vraie, cette histoire pourrait sembler invraisemblable tant il est facile pour Charles Sobhraj – un escroc devenu tueur en série – d’appâter et de piéger ses victimes.
Pour mieux comprendre les mécanismes psychologiques de ce personnage complexe, AlloCiné s’est entretenu avec Emma Oliveira, psychocriminologue, qui a vu l’intégralité de la série.
AlloCiné : Ce qui est surprenant au premier abord, c’est la facilité avec laquelle Charles Sobhraj parvient à piéger ses victimes. Quel profil dressez-vous du personnage tel qu’il est représenté dans la série ?
Emma Oliveira : Le personnage, c’est typiquement le type de profil qu’on va retrouver chez les gourous de secte par exemple. Il a une sorte de don oratoire qui facilite le contact avec les gens. C’est aussi une histoire de couple ce type d’emprise : il faut ce gourou avec cette capacité d’approcher l’autre, mais ça ne marcherait pas avec n’importe qui. Ce sont souvent des gens vulnérables. Comme dans les sectes. Parce que ce sont des gens qui sont en quête d’identité, de rencontres…
Et la facilité pour lui c'est de prendre des backpackers. Ça existe toujours aujourd’hui d’ailleurs. J’ai eu l’occasion d’en rencontrer il n’y a pas longtemps en voyage au Cambodge, et ce qu’il ressort à chaque fois dans le discours, c’est une quête de sens et d’identité.
C’est ce qu’on retrouve chez les adeptes de sectes, quel que soit l’âge ou le niveau social. C’est à un moment donné, un besoin de comprendre la vie, pourquoi, qui on est… Et je pense que ce type de personnage arrive à les manipuler à travers cette quête. Après, le personnage ne les garde pas longtemps, juste assez pour les droguer et les dépouiller.
Pourtant on se dit qu’au contraire il incarne tout ce qu’ils auraient dû fuir… Un négociant en pierres, qui organise des fêtes…?
Ça les rattache à ce qu’ils connaissent. Pour eux, c’est à la limite plus facile de faire confiance à un occidental. Je ne sais pas vraiment comment ça se passait dans les années 1970 mais quand on voyage, on est toujours un peu en garde. Là, vous rencontrez quelqu’un qui vous rappelle chez vous et qui en joue dans la série. Ça permet une sorte de jeu d’identification entre la victime et l’agresseur.
Dans la série, on ne le voit pas comme un tueur en série "classique" dans le sens où il ne prend pas de plaisir à ôter la vie. Quelle est votre analyse ?
En effet, ce n’est pas la mise à mort qui lui plaît. C’est ce que l’on nomme dans le métier un "meurtre utilitaire". C’est ce qui va permettre de couvrir un autre crime, en l’occurrence celui de les voler et de les dépouiller.
Michel Fourniret, par exemple, avait fini par faire ça. Au début, c’était un violeur et il a fini par commettre des meurtres utilitaires : ce qu’il voulait, c’était violer et pas tuer ; mais on tue pour ne pas risquer d’avoir des plaintes et d’être recherché.
Lui, ce qui le motive, c’est de manipuler et voler ses victimes. Après se pose la question de savoir si vraiment c’était utile ou pas. Et il y a la question du nombre. Plus vous perpétuez de crimes et plus vous risquez qu'à un moment donné quelqu’un porte plainte contre vous et qu’on vous identifie.
Mais il y a cette facilité de se dire que ces gens sont à 20 000 km de chez eux. A l’époque, il n’y avait pas de téléphone portable, pas d’internet. On ne connaissait pas toujours son itinéraire et on donnait des nouvelles une fois par mois. Aujourd’hui, ça serait moins facile.
Ce qui ressort dans la série, c’est qu’il y a une vraie haine de ce que représentent ces jeunes-là. Ces jeunes, finalement, qu’il aurait aimé être. Il est né d’une bonne famille mais il aurait aimé naître occidental, avoir l’apparence d’un occidental pour être accepté.
Il dit souvent qu’il est rejeté par la société à cause de son métissage…
Oui, cet argument, c’est son mobile. Son mobile conscient en tous cas pour passer à l’acte. Pour les voler et les tuer. De toute manière, il y a un côté très psychopathe chez lui dans le sens où la vie de l’autre n’a pas de valeur à ses yeux. Donc pourquoi pas les supprimer ? Les laisser en vie, ça lui fait prendre des risques.
Son comportement reste difficile à comprendre notamment lorsqu’il donne une interview après être sorti de prison et ensuite lorsqu’il retourne au Népal. C’est une forme de provocation ?
C’est ce qu’on retrouve chez les psychopathes qui sont tueurs en série. C’est un sentiment de toute-puissance. Aux Etats-Unis plus souvent que chez nous, beaucoup se sont amusés à jouer avec la police. Ce que fait Fourniret encore aujourd’hui avec Estelle Mouzin, c’est un besoin de contrôler l’autre. C’est avec ça qu’ils jouissent.
Jusqu’à aller se jeter dans la gueule du loup ?
Oui, c’est ce qu’ont fait plusieurs tueurs en série, persuadés de ne pas être pris et d’être plus forts. C’est pour montrer cette toute-puissance que certains ont acquise vis-à-vis de la police, de l’Etat et de la société. Etant sûrs d’être imprenables. Sobhraj, en plus, s’était évadé plusieurs fois donc il est possible qu’il se soit dit : "Même si je me fais arrêter, j’arriverais peut-être à nouveau à m’évader…" C’est une hypothèse. Seul un entretien avec lui pourrait permettre d’éclairer ses motivations. Mais je pense en tous cas que c’est guidé par ce sentiment de toute puissance et d’être inarrêtable.
Propos recueillis par Emilie Semiramoth, le 15 avril 2021.