On l'avait appris il y a trois ans : David Fincher a délaissé les salles de cinéma, qu'il trouve "humides, malodorantes et graisseuses", pour signer un contrat d'exclusivité avec Netflix. L'objectif ? "Livrer du 'contenu' – quel que soit le sens de ce mot – susceptible de leur amener des spectateurs, dans [sa] petite sphère d’influence", comme il l'avait expliqué à Première.
Et cela semble fonctionner puisque son dernier film en date, The Killer, a été numéro 1 du top des visionnages sur la plateforme - même s'il divise les abonnés - avec 27,9 millions de vues pendant une semaine. Alors la collaboration entre David Fincher et Netflix est-elle une totale réussite ?
Le premier réalisateur à faire confiance à Netflix
Après avoir conquis une bonne partie du monde en transformant son service de vidéos à la location en streaming par abonnement, Netflix secoue l’industrie télévisuelle en commandant et distribuant en exclusivité dans les pays où la plateforme s’est implantée sa première création originale exclusive House of Cards, produite entre autres par David Fincher, qui réalisera quelques épisodes.
Les treize épisodes de la première saison du show politique ont été mis en ligne d’un coup en février 2013 et ont ébranlé le mode de visionnage traditionnel des séries télévisées tout en taquinant les chaînes de télévision américaines en remportant des récompenses prestigieuses.
Celui qui a fait ses premières armes dans la réalisation à la télévision en mettant en scène de célèbres publicités et vidéoclips sera le fer de lance d’une nouvelle production télévisuelle pour une plateforme de streaming.
Après avoir réalisé des thrillers marquants, tels que Fight Club ou Se7en, et des drames percutants sur des personnages complexes, comme The Social Network, David Fincher, conscient et visionnaire sur les changements qui s’opèrent dans l’industrie cinématographique, accepte de travailler pour Netflix sur une série télé, un format qu’il affectionne et qu’il appréhende pour la première fois après un projet avorté de remake américain de la série Utopia pour HBO.
Il expliquait ainsi en 2013 à Uproxx : "J'ai senti ces dix dernières années que ce qui se faisait de mieux en termes d’écriture pour les acteurs se trouvait à la télévision. Donc j'avais cherché à faire quelque chose avec un format plus long. Je n'ai jamais dit que j'allais retenir mon souffle jusqu'à ce que quelqu'un me propose 26 heures.
Et quand ils l'ont fait, c'était assez choquant quand vous essayez de comprendre le nombre de scénarios différents qu'il faudra pour remplir 26 heures. Cela peut être une expérience particulièrement intimidante. Mais j'ai aimé l'idée de faire quelque chose pour un câble premium qui pourrait être un défi à destination d’un public adulte en termes de drame et de sujet".
Évidemment, David Fincher n’était pas seul à la barque de House of Cards, puisque Beau Willimon en est le créateur et a réussi à adapter la version originale britannique avec brio. Et si le réalisateur américain n’a mis en scène que quelques épisodes, sa patte est présente dans toute la série, qui a apporté un certain statut à Netflix en s’incrustant aux Emmy Awards et autres cérémonies prestigieuses.
House of Cards est le premier étendard de qualité de Netflix auquel la plateforme est toujours attaché. Le "Toudoum", son désormais iconique, de la plateforme vient d’ailleurs d’une scène de la saison 2 de House of Cards. La série, avec l’aura de David Fincher, a marqué un tournant dans l’industrie télévisuelle, en proposant un mode de visionnage inédit et chapeauté par un grand nom du cinéma sur une plateforme de streaming.
Carte blanche sur la plateforme
En insufflant sa vision sur des contenus originaux de Netflix, de House of Cards à Mindhunter, David Fincher prend une certaine revanche sur des expériences désastreuses au cinéma, notamment sur Alien 3, sa première réalisation. Engagé par la Fox, le cinéaste n’a jamais caché son désaccord avec la firme sur de nombreux passages du film, qu’il en est venu à renier, et dont il a quitté la production avant le début du montage.
Privé de final cut et désavoué par les studios, David Fincher est récemment revenu sur ses premiers pas catastrophiques sur grand écran pour Vulture en ne citant même pas le titre du long-métrage, pour lequel James Cameron lui en a voulu personnellement :
"Après avoir vécu deux ans à Pinewood [lieu des studios de tournage d’Alien 3, ndlr] une expérience où j’étais un soldat d’un conglomérat de médias multinationaux qui fonctionne verticalement pour mettre en scène un titre de franchise, j’ai mûri une vision totalement différente de la manière dont les scénaristes et les réalisateurs devaient travailler. J’ai détesté cette position anti-auteur".
À partir de là, David Fincher a toujours mis en exergue un travail conjoint avec ses scénaristes sur toutes ses réalisations qui ont suivi, que ce soit sur grand écran ou sur Netflix. Après House of Cards, le cinéaste américain rempile en 2017 avec Mindhunter, qui revient sur les débuts du métier de profileur et des recherches psychologiques sur les tueurs en série au sein du FBI dans les années 1970.
Notée 4,4 sur 5 par les spectateurs AlloCiné, Mindhunter est l'une des meilleures séries de la plateforme que beaucoup considèrent comme un chef d’œuvre. David Fincher officie comme producteur avec Charlize Theron et réalise également quelques épisodes. Tout comme pour House of Cards, son empreinte imprègne totalement cette fiction et son nom permet toutes les folies.
En effet, la société RED a développé des caméras spécialement pour David Fincher et son équipe, la RED Xenomorph, sans câbles et autres outils qui dépassent, et avec tous les accessoires et paramètres déjà intégrées à ce modèle créé uniquement pour le cinéaste et qui n'a jamais été commercialisée, comme l'expliquait le site spécialisé CineD.
Le réalisateur s’installe confortablement dans le milieu sériel grâce à Mindhunter et poursuit l'effort en 2019 avec une série d’un tout autre genre : Love, Death + Robots, un anthologie de courts-métrages animés fantastiques qu’il produit avec Tim Miller (Deadpool).
David Fincher revient alors à ses premières amours : les effets visuels et l’animation qu’il avait expérimentés au sein de la société d’effets spéciaux Industrial Light & Magic dans les années 1980 sur les tournages de Star Wars VI : Le Retour du Jedi et L’Histoire sans fin, entre autres. On lui doit d’ailleurs l’effet visuel de la séquence où Harrison Ford est suspendu dans le vide à une échelle sur Indiana Jones et le Temple maudit.
Pour Love, Death + Robots, qui a rapidement obtenu une saison 2 puis une saison 3, David Fincher est de nouveau dans un rôle d'impulseur et a eu pour ambition avec Tim Miller, Jennifer Miller et Joshua Donen de recueillir des scripts de tout genre.
Le but étant de les adapter et de travailler dessus avec des petites boites de production spécialisées dans l’animation aux quatre coins du globe, dont deux françaises, Studio La Cachette et Unit Image qui ont loué "une synergie incroyable avec des milliers de gens sur toute la planète pour aboutir à ce projet colossal".
Netflix lui permet donc d’exprimer sa créativité pleinement tout en mettant en lumière le travail de ses collaborateurs, des scénaristes aux chefs opérateurs en passant par les techniciens, et lui offre la possibilité de mettre en scène des projets, à l’image de l'un de ses derniers films, Mank, qui n’auraient pas trouvé preneur auprès du marché hollywoodien traditionnel qui "le blase".
Dans une interview pour le magazine Total Film, il explique que ce qui intéresse le plus à Hollywood ce sont des "divertissements dans un style Happy Meal" et cite notamment Marvel, Star Wars et Jurassic Park.
L'industrie du divertissement, du marketing et des récompenses telle qu'on la connaît aujourd'hui est néfaste pour le public selon lui car "il y a un manque d’imagination des gens qui ont changé les attentes du public". Avec beaucoup d’humour, David Fincher se définit comme un "connard blasé bien informé".
Mais sa vision de l’industrie actuelle n’entache pas son amour pour le cinéma. Il est l’un des rares réalisateurs à penser que le cinéma n’est pas mort. En 2017, David Fincher expliquait ainsi au Financial Times :
"Le cinéma n’est pas mort. Il est simplement différent. Il est toujours rempli d’enfants, qui sont maintenant sur leur téléphone. C’est un évènement social comme un feu de joie, et le film est un feu de joie. C’est la raison pour laquelle les gens se rassemblent mais il n’a pas vocation à être examiné. Parce que le feu de joie est toujours le même".
Son état d’esprit et ses précédentes expériences dans le milieu hollywoodien ont nourri sa mise en scène dans Mank, son film le plus personnel pour Netflix, qui intrinsèquement questionne la notion de cinéma d’auteur et la position du réalisateur, lui qui est si perfectionniste.
Mank, la parenthèse personnelle
Six ans après Gone Girl, son dernier film sorti au cinéma, David Fincher est revenu à la réalisation d’un long-métrage avec Mank, en exclusivité sur Netflix. Sur un scénario de son père Jack Fincher, cette fiction tournée en noir et blanc revient sur l’écriture du script de Citizen Kane par le scénariste passionnant et acerbe Herman J. Mankiewicz à l’âge d’or d’Hollywood.
David Fincher a porté ce projet qui lui est cher durant une vingtaine d’années et c’est Netflix qui lui a permis de le réaliser après avoir essuyé des refus d'investisseurs traditionnels à la fin des années 1990. C'est pendant la sortie de Mank que le réalisateur a mentionné pour la première fois son contrat d'exclusivité avec Netflix.
Ce qui confirmait déjà la confiance qu’accorde le réalisateur à la plateforme en terme de liberté créative : "C’est aussi parce que j’aimerais travailler comme Picasso peignait, essayer des choses très différentes, tenter de briser la forme ou de changer de mode de fonctionnement".
Un champ des possibles loin d’être idéalisé par David Fincher qui reste extrêmement lucide sur la teneur dudit "deal". Des œuvres comme Mank participent à alimenter un catalogue "premium" et à renforcer le foyer à écrin pour des réalisateurs de renom, comme Martin Scorsese, Jane Campion, Bong Joon-oh ou d'autres cinéastes primés.
Même si les œuvres d'auteur peuvent rencontrer un certain succès, comme The Irishman de Martin Scorsese - qui fait partie du top 10 des films anglophones les plus vus sur Netflix depuis sa création - ou plus récemment The Killer de David Fincher, ces contenus "premium" sont peut-être moins accessibles que le reste du catalogue de contenus originaux de la plateforme.
Dans tous les cas, la "petite" sphère d’influence de David Fincher fonctionne puisque House of Cards, Mindhunter, Love, Death + Robots et Mank ont été salués par la critique. The Killer a divisé la presse autant que les spectateurs mais il n'a pas à rougir puisque le film obtient tout de même la note de 3,9 sur 5 de la presse et la note de 3,5 sur 5 des spectateurs sur AlloCiné. Et il s'est hissé à la première place du top des visionnages sur Netflix.
The Killer, permis de tuer contre la salle de cinéma actuelle
Pour The Killer, David Fincher est retourné à ses premières amours en revenant au genre du thriller, sur lequel il était très attendu. Cette adaptation de la série de bandes dessinées Le Tueur des Français Alexis Nolent (Matz), au scénario, et Luc Jacamon, à l'illustration, The Killer est le douzième long-métrage de David Fincher.
Ce film de mise en scène immersif, froid et implacable raconte en six chapitres la mission vengeresse d'un tueur à gages (Michael Fassbender), après un contrat qui a mal tourné. Il va alors se battre contre ses employeurs et lui-même, dans une chasse à l'homme à travers le monde.
Il s'agit une nouvelle fois d'un projet de longue date que le cinéaste a pu mettre en œuvre grâce à son partenariat avec Netflix, alors qu'il y pense depuis 2007 et qu'un certain Brad Pitt avait été envisagé à l'origine avec une sortie au cinéma.
Preuve que la collaboration entre Netflix et David Fincher est une réussite. Le réalisateur l'a encore démontré dans un récent entretien pour Le Monde dans lequel il s'en prend même aux studios, avec qui il a eu des griefs dès le début de sa carrière de réalisateur de films :
"J'ai travaillé pour la plupart des grands studios de cinéma. Quand vous leur dites : 'Je dois faire ces effets spéciaux en 4K', leur première réponse est 'Oh, bon sang, pourquoi faire si cher ?' Ils renâclent à la moindre dépense. Netflix n'a jamais ergoté sur ce type de choix. Ils ont adopté une norme industrielle ayant du sens pour les cinéastes. Netflix a de loin le meilleur 'contrôle qualité' de toute la place hollywoodienne."
David Fincher s'en prend aussi aux salles de cinéma et estime qu'un effort considérable doit être fait pour les rénover, les améliorer et les équiper des meilleurs outils possibles pour des projections optimales :
"On ne sauvera pas le cinéma comme culture en bridant les systèmes de diffusion à domicile. Il faudrait pour cela que la salle de cinéma devienne un lieu de pointe, et pas cet endroit humide, malodorant et graisseux qu'elle est encore à de trop rares exceptions, lésinant sur toutes les dépenses nécessaires."
Et il ne cache pas ses opinions dans ses films, la preuve encore avec The Killer. On vit et se questionne avec le personnage du Tueur, qui rejoint la longue liste des figures à la marge et à la morale douteuse faisant face au consumérisme et au mode de vie ultra-connecté omniprésent dans notre société de la filmographie de David Fincher.
L'intrigue de The Killer est parfois déroutante mais elle raconte un certain déraillement d'un homme et par extension d'une époque.
L'après Netflix ?
Pour le réalisateur, "il faut passer outre toute cette nostalgie pour se poser enfin la bonne question : qui offre aujourd'hui la représentation optimale ?". La réponse selon lui semble donc être Netflix, son partenaire privilégié depuis plusieurs années. Mais pour combien de temps encore ?
Car tout n'est pas forcément possible avec Netflix. La preuve avec Mindhunter, qui, malgré son succès, n'aura pas de saison 3, même si une pétition a été lancée pour la sauver. On s'y attendait car les acteurs principaux, Jonathan Groff, Holt McCallany et Anna Torv, ont été libérés de leurs contrats il y a trois ans. Mais David Fincher l'a confirmé cette année dans une interview pour Le Journal du Dimanche et la raison est simple : l'argent.
"C’est un show particulièrement coûteux et, aux yeux de Netflix, nous n’avons pas attiré un public assez nombreux pour justifier un tel investissement. Je ne leur en veux pas, ils ont pris des risques pour lancer la série, m’ont donné les moyens de faire Mank comme je le rêvais et ils m’ont permis de m’aventurer sur des nouveaux chemins avec The Killer."
Alors, ce partenariat entre Netflix et David Fincher a des limites mais les deux parties semble être sur la même longueur d'onde. Avec Netflix, le réalisateur est libre d'utiliser toutes ses casquettes qui ont fait de lui un maître de l'image : intrigue ambitieuse, mise en scène de perfectionniste, animation précise, personnages complexes et contrôle totale de la production.
De son côté la plateforme attend un certain rendement et du contenu de qualité de la part de Fincher. C'est donnant-donnant. Au vu de la situation actuelle, de la pandémie de coronavirus qui a fortement ébranlé l’industrie cinématographique et la recrudescence de plateformes et de contenus sur ces dernières années, David Fincher a fait un choix qui lui paraissait judicieux.
En signant un contrat avec Netflix, un profil tel que le sien peut mettre en boîte des projets pour lesquels il aura les moyens et le soutien nécessaires. Mais jusqu'à quand ? Car son contrat d'exclusivité court jusqu'en 2024 et la plateforme a décidé depuis l'année dernière de changer de stratégie en ce qui concerne "les contenus d'auteur", pour des raisons financières.
Selon les indiscrétions de The Hollywood Reporter, il faut s'attendre à voir moins de contenus premium à l'avenir sur le service de streaming, critiqué par Martin Scorsese : “Cette tendance de tout faire pour attirer des talents et leur donner carte blanche touche à sa fin”. Est-ce que cela va également signer la fin de la collaboration entre David Fincher et Netflix ?
Le réalisateur pourrait également renouveler le contrat mais il pourra en tout cas compter sur une décision commune et en bonne intelligence. "C’est une chance de pouvoir travailler avec des gens capables d’audace. Le jour où nos envies ne seront plus les mêmes, il faudra être honnête pour se séparer", a-t-il expliqué. Peut-on alors espérer un retour en force dans les salles obscures pour le réalisateur ?
Le film The Killer est disponible sur Netflix.