Octobre 1942. Soupçonné de sympathies gaullistes, Philippe Gerbier, ingénieur des Ponts et Chaussées, est interné en zone libre dans un camp de prisonniers. Alors qu’il prépare son évasion en compagnie de Legrain, un communiste qui partage son baraquement, il est conduit par des agents de la Gestapo à l’hôtel Majestic, à Paris, pour être interrogé. Mais il parvient à s'échapper...
Parti rejoindre la France libre à Londres en 1942, Jean-Pierre Melville a mis près d’un quart de siècle avant de porter à l’écran le roman éponyme de Joseph Kessel, écrit d’après des témoignages de résistants, recueillis au cours de son exil londonien et paru à Alger en 1943.
Sorti en 1969, alors que le pays était encore traversé par les spasmes de l'après Mai 1968, L'Armée des ombres est l'un des plus grands films évoquant la Résistance et la période de l'Occupation. Mis en scène avec une rigueur et une froideur absolument implacable, le film est porté très haut par une fabuleuse brochette de comédiens. Lino Ventura bien sûr, dans le rôle de Gerbier. Mais aussi Jean-Pierre Cassel, Paul Crauchet, Claude Mann, Paul Meurisse. Et bien entendu Simone Signoret, figure féminine sacrifiée dans une lutte à mort que la Résistance se livre à elle-même.
Un film somme et testamentaire sur la période, qui bouleversera même profondément Joseph Kessel lorsqu'il le verra pour la première fois à l'avant-première. "Son émotion à l'issue de la projection est l'un de mes souvenirs les plus forts" expliqua Jean-Pierre Melville dans une interview en 1971, avec l'écrivain et journaliste portugais Rui Nogueira.
"Lorsqu'il a lu les mots de la fin annonçant la mort des quatre personnages, il a été pris de sanglots incontrôlables. Il ne s'attendait pas à cet épitaphe de quatre lignes, qu'il n'avait pas écrit dans son oeuvre et que je n'avais pas mis dans le script".
Une actrice en proie aux doutes
Sur le tournage, l'ambiance n'a pas été seulement glaciale entre Lino Ventura et le cinéaste, reliquat d'une rancoeur de l'acteur à propos d'un incident survenu sur le tournage du Deuxième souffle. "Ce côté autoritaire l'amenait quelquefois à être en lutte avec certains de ses acteurs. Pour Simone Signoret, il y avait un respect immense, il ne pouvait pas la terroriser comme il l'avait fait avec certains" racontait Bertrand Tavernier dans un excellent documentaire consacré au film, disponible sur le Blu-ray du film. Reste que le cinéaste ne semble pas avoir été totalement mécontent d'intimider la comédienne.
Jean-Pierre Cassel convoquait aussi dedans ses souvenirs de l'actrice : "Lorsque nous devions tourner la scène où je vais chez elle lui apporter un poste de radio, Jean-Pierre est venu dans ma loge de maquillage et m'a dit : "bon, on tourne avec Simone aujourd'hui. Vous avez-vu ? Elle a très, très peur. Ne vous pressez pas, on ne tournera pas la scène avant 16h. Vous allez voir, on va aller sur le plateau, faire le réglage du plan, et elle va me demander : "et si on prenait un petit whisky Jean-Pierre ?"
La comédienne, 48 ans à l'époque, était alors en proie à un alcoolisme la faisant vieillir prématurément. S'estimant moins sollicitée professionnellement, elle traversait une phase difficile de sa vie et doutait d'elle en permanence. Melville ne semble pas toujours avoir facilité les choses quant à la rassurer justement.
Dans la séquence finale du film, où ses camarades finissent par l'exécuter d'une balle dans la rue, elle ne savait pas comment jouer cette scène, ni quel regard elle devait avoir face à ceux venu pour l'abattre.
"Elle s'est alors tournée vers Melville et lui a lancé : "Jean-Pierre, qu'est-ce que je fais, là ? Il l'a regardé et lui a dit : "comment ça ? Que voulez-vous dire ?" Mais elle les a trahi ou pas ?" lui a-t-elle demandé. Il lui a répondu comme si elle venait de demander une incongruité. "Pourquoi me posez-vous la question ? Je n'en sais rien ! Si vous avez trahi, vous le savez. Si vous n'avez pas trahi, vous le savez aussi. Vous avez votre conscience pour vous.
Maintenant, on vient vous flinguer. Vous trouvez ça juste ou pas juste, je n'en sais rien. Montrez-moi. Et là il lâche "Moteur !" Simone fait un truc incroyable, parce qu'au final on ne sait pas. Le plan est très ambiguë" se souvenait Jean-Pierre Cassel.
Dans ses mémoires publiées en 1975, La Nostalgie n'est plus ce qu'elle était, la comédienne reviendra sur son expérience. "Lorsqu'on passe sur les quatre gars dans la voiture, il y a cet échange de regards entre Mathilde et ses copains : elle comprend qu'ils vont la descendre. Si Melville ne m'avait pas parlé, juste avant, comme il m'a parlé, je n'aurais sûrement pas eu ce regard : à la fois de surprise, de terreur et de compréhension... C'est comme ça qu'il dirigeait, Melville : un mot jeté dans la conversation, une indication formidable !"
Un élégant hommage au cinéaste, pour une relation professionnelle qui n'était pourtant pas née sous les meilleurs auspices. Cinq ans auparavant, Melville et Signoret devaient faire un film ensemble, mort-né. "J'ai fait des essais photo, de maquillage, etc... Et puis ca ne s'est pas fait, pour des raisons sur lesquelles je n'ai pas envie de revenir" commentait Signoret avec une grande franchise, interviewée dans l'émission populaire L'invité du dimanche, en 1969. "On a ainsi été en froid pendant cinq ans. Et comme tous les gens biens qui ont été en froid à un moment donné, il y a maintenant une espèce de grand amour".