L'Armée des ombres est un film puissant, le préféré du directeur de la photographie Roger Deakins, et important pour son réalisateur Jean-Pierre Melville, qui a mis dedans beaucoup de ses souvenirs de la France occupée.
Le tournage de ce long métrage sera toutefois très tendu en raison de la mésentente de la star du film, Lino Ventura, avec le cinéaste. Pour comprendre d'où viennent ces rapports compliqués, il faut revenir quelques années en arrière.
Nous sommes en 1966, Jean-Pierre Melville fait tourner Paul Meurisse et Lino Ventura dans un film noir intitulé Le Deuxième souffle. L'histoire est celle d'un évadé (Ventura) qu'un commissaire (Meurisse) prend en chasse.
Au cours du film, le personnage de Ventura doit rattraper un train en marche pour monter dedans. A l'insu de l'acteur, Melville donne des consignes au conducteur du véhicule afin qu'il aille plus vite et que Ventura doive vraiment souffrir pour réussir à monter, ce qui selon lui rendra mieux à l'écran.
La scène est tournée sans que l'acteur ne sache rien de ce stratagème. Lorsqu'il apprendra cette machination bien plus tard, Ventura déclarera tout net qu'il ne tournera plus avec le réalisateur. Jusqu'à ce jour de 1969.
En effet, Jean-Pierre Melville se rappelle au bon souvenir de l'ex-lutteur devenu comédien pour lui proposer un nouveau long métrage aux côtés de Paul Meurisse : L'Armée des ombres. Adapté de Joseph Kessel, le film se déroule dans la France de l'Occupation, et suit Gerbier, ingénieur des Ponts et Chaussées, l'un des chefs de la Résistance. Dénoncé et capturé, il est incarcéré dans un camp de prisonniers. Alors qu'il prépare son évasion, il est récupéré par la Gestapo.
Connu pour être un homme de principes et de parole, Ventura ne souhaite vraiment pas retravailler avec Melville et refuse le rôle. Sauf que le cinéaste possède un contrat contraignant Ventura à tourner encore un film avec lui. L'acteur accepte donc à regret et l'ambiance sur le plateau est électrique. Ironiquement, L'Armée des ombres aborde entre autres le thème de la parole donnée et la trahison.
Témoin de la situation, Bertrand Tavernier, alors attaché de presse pour Melville, a raconté des années plus tard :
Je me rappelle une fois, au restaurant, Lino a soulevé la nappe en disant : "Je veux m'assurer que la hyène ne se trouve pas sous la table." [Melville et lui] s'adressaient la parole par le biais de leurs assistants, mais toujours très poliment.
Pour communiquer, Melville et Ventura passent par des assistants et limitent tout échange verbal au strict minimum et à ce qui est indispensable au tournage. Malgré ce climat terrible, le long métrage totalise tout de même 1,4 million d'entrées, ce qui est dans la moyenne des films habituels de Melville.
Environ 2 mois plus tard, Ventura oubliera ce tournage compliqué en partageant le succès du Clan des Siciliens avec Jean Gabin et Alain Delon pour un joli score de 4,82 millions de tickets vendus. Libéré de son contrat, il ne travaillera plus jamais avec Jean-Pierre Melville.