Inutile de tourner autour du pot, puisque tout est lié à elle. Oui, Breaking Bad a été importante pour tous ceux qui y ont participé. Cinq années passées à Albuquerque, chacune d'elle gravant un peu plus le feuilleton dans la mémoire collective, le genre d'expérience propre à marquer une vie, même plusieurs. Un temps fort, suffisamment pour vouloir le prolonger à tout prix. C'est en tout cas la première justification invoquée par Vince Gilligan lors du festival Series Mania en 2017 pour donner vie à Better Call Saul. Personnage secondaire s'il en est, l'avocat véreux chargé de blanchir l'argent amassé par le trafic de Meth s'est vite imposé parmi les plus populaires de la série. L'idée, c'était d'offrir un format plus court (30 min par épisode), plus léger, plus excentrique, plus Saul quoi. Seulement, Gilligan et Peter Gould (tous deux showrunners cette fois-ci) vont très vite élever l'ambition. Le moins qu'on puisse dire, c'est que ça leur réussit très bien.
Qu'est ce qui a fait la réussite de Walter White, Jesse Pinkman, Hank Schrader, Gus Fring, Mike, Skyler et ainsi de suite...? C'était devant vos yeux, à chaque épisode. Tout simplement eux. De vrais personnages. On apprend à les connaître, à les comprendre, à trouver une logique à leur comportement, une justification à leurs actes et finalement à les aimer. Même les plus corrompus, surtout les plus corrompus. La plus grande force de Gilligan fut d'obscurcir la ligne de séparation entre compromis et compromission avant de prendre son spectateur en flag. Comment reproduire l'opération avec un escroc déjà bien identifié comme Saul...Ah bon, on l'a percé à jour ? Un virtuose de l'entourloupe aux costards bien flashy et à la langue bien pendue ? Première illusion. Elle va sauter dès le premier épisode. L'immense talent d'écriture ne s'est pas perdu en quelques années, il s'est au contraire consolidé.
On était venu découvrir comment Saul est devenu Saul. Peter Gould (véritable chef d'orchestre ici) et Vince Gillian vont plutôt nous raconter comment Jimmy McGill est devenu Saul Goodman. Loin d'être une simple ruse, ce contre-pied va cimenter une "origin story" et tourner en ridicule notre question n°1 car la réponse nous est assénée illico. L'énergie, le culot, la fantaisie ; tout faisait déjà partie intégrante de Jimmy. Ah. Bon bah on se raccroche aux branches : comment le sieur à dégoté son bureau ? Sa statue de la liberté gonflable ? Sa Cadillac ? Ses chemises bariolées ? Peine perdue, ce genre de questions superficielles, Gould ne va même pas s'y intéresser. À la grâce d'une ellipse en fin de parcours, la bascule s'opère et on réalise à quel point tout ce décorum était accessoire. Le cœur de la série, c'est comment Saul va s'assumer tel qu'il est. Better Call Saul comme Breaking Bad, c'est avant tout une histoire d'alchimie. Sauf que le transformation, c'est d'abord une question de perception.
On partait sur l'idée d'une comédie ? Deuxième illusion. Les trois premières saisons seront concentrées autour d'une tragédie filiale avec en toile de fond une lutte de classes dont les répercussions vont s'étendre sur la série entière (le monologue face à l'étudiante Kristy, déchirant). Et amorcer l'un des tournants majeurs pour Saul dans son voyage du prétoire vers les ténèbres. Un revirement que personne n'avait vu venir. Voilà ce qui arrive quand on est persuadé d'avoir cerné son client. L'occasion de proposer un tiercé d'éléments déclencheurs. J'en garde un pour la fin, mais les deux premiers sont également capitaux. Le grand frère Chuck, personnalité complexe et insolite, campé avec génie par Michael McKean (le Morris Fletcher de X-Files). Puis Howard Hamlin, dont la subtilité et l'importance vont aller croissant. Patrick Fabian y apporte raffinement et sensibilité, marquant de son empreinte le récit jusqu'à la toute fin. Du côté du cartel, que raconter puisqu'on sait déjà quand et comment tout cela va (mal) finir ? Troisième illusion.
Certains revenants sont (ré)introduits au fur et à mesure mais comme on l'a déjà vu plus haut, Better Call Saul ajuste sa visée entre le familier et les nouveautés. Par exemple Mike, l'homme à tout-faire bourru, sur lequel on porte un regard plus tendre car empli de tristesse. Jonathan Banks s'en donne à cœur joie, le vieux briscard gagne en profondeur, le spectateur a encore plus de raisons de l'apprécier. De simples allusions deviennent des personnages de chair et de sang. Nacho (Michael Mando, superbe) grossit le rang des malfrats héroïques, mû par une volonté d'émancipation et rattrapé pour ses errements. Vient l'une des meilleures révélations du casting et de l'univers installé en 2008, carrément. Elle tient en deux syllabes : La-Lo. Méphistophélès au charisme d'enfer, Tony Dalton expédie la série au firmament à chaque apparition. Capable de transformer le moindre sourire en arme de dissuasion massive ("Raconte moi encore", "sois gentil") Lalo fait rebondir à lui-seul l'intrigue à partir de la saison 4. Gus Fring a un concurrent de taille. Pour trouver un méchant sublime comme ça, il faut remonter à Lorne Malvo (saison 1 de Fargo).
Les enjeux grimpent de manière significative à l'arrivée de cette nouvelle Némésis. La photographie ensoleillée devient cuivrée, Saul se rapproche inéluctablement du précipice, la mort rôde sur tous les théâtres d'opération. Vient le moment de secouer son spectateur avant le dernier tour de piste, comme la grande sœur Breaking Bad. Un mouvement de caméra renversait le point de vue hier, un simple dialogue parsemé de silences suffit aujourd'hui à révéler sa myopie au spectateur. Alors qu'on devrait y voir plus clair, c'est justement dans ses deux dernières saisons que Peter Gould et Vince Gilligan embrument leurs spectateurs. Le rapport aux personnages est troublé, les attitudes sont de plus en plus équivoques. Le venin agit. On a beau savoir que tout cela va tourner court, on ne sait pas d'où le coup va partir. Ne craignez rien, vous ne les verrez pas venir (oui, les au pluriel). Les 13 derniers épisodes sont autant de pièces du puzzle à imbriquer. Au deux tiers, la boucle semble bouclée, le sens est intégré, ça y est...Dernière illusion, parce qu'il reste quatre heures. Tout s'achève dans un final absolument parfait, d'une cohérence redoutable. Tous les personnages ont droit à un adieu en bonne et due forme. Cette fois-ci, le cycle est définitivement complet.
Le périple de Walter White se traduisait par une mise en scène sauvage, beaucoup de caméras à l'épaule, un style vif, des rebondissements à la pelle, comme pour embrasser la nature chaotique d'une tragédie construite sur la corruption des personnages et de l'environnement. Better Call Saul va dans une direction plus clinique, avec des cadres millimétrés, beaucoup de plans fixes avec de simples panneautages. Magnifique stratagème esthétique pour rendre les personnages prisonniers d'une destinée sur laquelle ils n'auront pas prise. C'est aussi notre cas. Néanmoins, le sentiment d'accomplissement est total pour Jimmy. Et Kim, ce nouveau personnage majeur dans la vie de Saul, le troisième après Chuck et Howard mais le premier sur lequel tous les regards convergent, alors que le feuilleton progresse vers Breaking Bad. Jusque-là abonnée aux seconds ou troisièmes rôles, Rhea Seehorn offre à la mythologie sa plus belle héroïne. Quelqu'un qu'on admire, qu'on soutient mais qui sait désarçonner d'un simple regard. "Cherchez la femme", mantra de James Ellroy quand il veut sonder ses anti-héros. Il s'appliquerait tout aussi bien ici, à se demander si ce n'est pas là que se niche la plus belle des surprises, faire d'une histoire d'amour le fil rouge de cette tragédie noire.
Continuer avec la même équipe, faire durer le plaisir de tourner ensemble. C'était la volonté de départ et quand il s'agit d'une bande aussi talentueuse, voilà ce que ça peut donner. Pour être honnête, c'est la raison du seul grief perceptible dans la narration. Il n'y a pas une saison de trop, chacune d'elles est signifiante. Mais au vu du tableau final, il est permis de se demander si le résultat n'aurait pas été plus fort condensé en 5 chapitres au lieu de 6. Voilà pour le point noir. Le seul. Du reste, ce spin-off est un nouveau jackpot pour Peter Gould et Vince Gilligan. Fort peu de séries atteignent ce degré d'excellence à tous les niveaux. C'est avec joie et un petit pincement au cœur qu'on dit au revoir à cet univers comme nul autre pareil sur le petit écran.