Qu’il est difficile aujourd’hui de percevoir en quoi ‘Mort à Venise’ fut un grand film réalisé avec peu de moyens, car il parle d’une époque dont les derniers témoins ont disparu, avec des référence que plus personne ne maîtrise intuitivement et dont le sujet prête le flanc au scandale (c’était, dans une moindre mesure, déjà le cas en 1971) à une époque où le concept de licence artistique semble avoir disparu du vocabulaire commun. D’ailleurs, il ne s’agit pas d’une adaptation de la nouvelle semi-autobiographique de Thomas Mann (qui, fondamentalement, ne racontait pas grand chose) mais sa traduction avec les techniques et le regard cinématographiques des années 70, pour laquelle les acteurs ont du accepter de s’effacer derrière une quasi absence de dialogues. Cet homme vieillissant et malade des nerfs qui se rend à Venise pour se ressourcer, c’est à la fois le compositeur Gustav Mahler, dont la musique berce le film et dont la mort soudaine en 1911 avait beaucoup affecté Mann (qui se trouvait alors à Venise), mais aussi l’écrivain allemand lui-même qui, bien qu’âgé de 36 ans, tomba éperdument amoureux d’un adolescent polonais lors de ce même séjour, ou encore Visconti, qui faisait partie de cette société cosmopolite qui fréquentait la cité des doges à la Belle Epoque, et dont plusieurs traits de personnalité se retrouvent chez le personnage d’Aschenbach. Il y avait donc une forte dimension autobiographique de la part de Mann dans la nouvelle, comme il y a une forte identification/admiration de Visconti dans le film envers ce que personnifiait Mann, l’ultime représentant d’un monde aristocratique voué à s’éteindre dans le fracas des deux grands suicides européens du 20ème siècle. Cet amour platonique interdit d’un homme mûr envers un éphèbe s’inscrit dans le courant décadentiste fin-de-siècle, en tant que tentative de conjurer l’inéluctable couplé à une fascination morbide envers ce qu’on ne sera plus jamais. Il s’agit aussi d’un plongeon vers la fin, une passion honteuse et réfrénée qui ne débouche sur rien, une déliquescence psychologique et physique qui se conjugue avec celle de la cité lacustre, en proie à une épidémie de choléra tenue secrète. Jamais le compositeur n’abordera l’objet de son désir. Au contraire, il se perdra de plus en plus dans ses souvenirs, ses rêveries et ses prémonitions jamais vérifiées, de plus en plus inconscient du mal qui le ronge. Nul besoin de dialogues chargés pour figurer cette dérive silencieuse, celle d’un homme qui fait face à la désagrégation des hautes valeurs intellectuelles et morales dont il avait cru qu’elles dominaient son être, contraintes de céder la place à des passions séniles bassement physiques : seul le souvenir des moments forts de l’existence passée semble encore présenter une réelle clarté. “Il ne se passe rien”, “c’est chiant”, on peut tout entendre à propos du chef d’oeuvre tardif de Visconti. Dans cette méditation sur la déliquescence, il est vrai que Visconti faisait preuve, à tous les niveaux, d’une volonté toute proustienne d’abolir le présent au profit d’un temps à jamais disparu. Ce sera sans doute encore plus vrai pour tous ceux que ‘Mort à Venise’ parviendra à toucher aujourd’hui.