Piotr Tchaïkovsky, l’immense musicien russe, était secrètement homosexuel. Pour faire taire les rumeurs, il accepta de se marier avec Antonina Miliukova, une de ses élèves au conservatoire de Moscou, qui l’avait rencontré quelques années plus tôt, était tombée follement amoureuse de lui et lui avait écrit une longue lettre enflammée. Le mariage, consacré en 1877 à Moscou, fut un naufrage et ne dura que quelques semaines avant la séparation de corps des époux. Mais Antonina refusa toujours le divorce.
À moitié juif, à moitié ukrainien, ouvertement homosexuel, Kirill Serebrennikov est, au grand dam du Kremlin, sans doute le plus grand réalisateur russe contemporain. Fuyant la Russie, il s’est exilé à Berlin sans rompre pour autant tout lien avec sa patrie. Son attitude ambiguë sur la guerre en Ukraine – dont il souhaite la résolution sans condamner ouvertement l’agression russe – lui a valu un accueil mitigé sur la Croisette où la direction du Festival, croyant bien faire, avait fermé ses portes à toute délégation officielle russe mais avait sélectionné le dernier film en date de Serebrennikov.
J’en attendais beaucoup, dans une programmation qui ce mois-ci, après "Babylon" et "Tar" le mois dernier, est bien maigrelette. J’en attendais d’autant plus que j’avais été durablement marqué par "Leto" et par "La Fièvre de Petrov".
Autant le dire sans ambages : j’ai été déçu.
Certes, "La Femme de Tchaïkovski" est un film puissant, violent, porté par une exaltation fiévreuse. Les décors en sont exceptionnels alors même qu’ils sont minimalistes. Les intérieurs sont étroits, enfumés, sordides. Les rares scènes extérieures ne sont pas moins étouffantes, qui montrent une ville boueuse, noyée dans la brume, véritable Cour des miracles peuplée de gueux (elles m’ont rappelé les décors hallucinés d’Alexeï Guerman). Le noir est omniprésent, avec quelques touches de rouge et, le temps d’une scène onirique où Antonina fantasme ses retrouvailles avec son bien-aimé, un blanc d’outre-ciel.
Le problème de "La Femme de Tchaïkovski" est l’histoire qu’il raconte, qui se résume à presque rien. L’affiche est trompeuse sinon mensongère. Point de passion dévorante entre le musicien et son épouse. Si passion il y a, elle est unilatérale. Et elle est pathologique. Tout se réduit à deux tristes faits : Tchaïkovsky est homosexuel et ne peut se laisser toucher par sa femme sans étouffer un spasme de dégoût. Quant à Antonina, elle voue à son mari un culte hyperbolique qui l’entraînera dans la folie (elle survivra vingt-trois ans à son époux, mort en 1893 du choléra, et finira à l’asile en pleine révolution de février 1917).
Pendant deux heures et vingt-trois minutes, qui deviennent vite interminables et répétitives, ce pauvre argument est essoré jusqu’à la trame. On y voit Tchaïkovski entouré de superbes éphèbes, dénudés et huilés. On y voit Antonina essayer contre toute raison de le conquérir puis s’entêter à refuser le divorce avant de sombrer dans la misère et dans la folie.