Après l’atroce « Fièvre de Petrov » (qui m’avait fait claquer mon strapontin de bon matin à Cannes il y a deux ans) et le surcoté « Leto », le camarade dissident Serebrennikov accouche d’un film qui ressemble à une commande d’état volontairement prise à contresens pour raconter ce que l’histoire officielle cache en secret honteux : Tchaïkovsky donc, s’est marié pour couvrir publiquement son homosexualité, et a haï cette femme, qui ma foi avait l’air d’en redemander sans que l’on comprenne bien pourquoi après deux heures vingt. A vouloir être versatile et ambivalent (soi disant un portrait féministe + un film masculin sur l’homosexualité), Serebrennikov fait chou blanc : qui est cette femme? D’où vient-elle, que veut-elle? Est-elle une musicienne douée qui vit dans l’ombre? Chez le cinéaste russe, c’est une silhouette crispée dont la neurasthénie est montrée comme un phénomène ontologique chez la femme au bord de la crise de nerfs ; elle divague les yeux perdus et la mâchoire serrée. Cette insuffisance morale et psychologique créé surtout une peinture au bord de la misogynie ; et pourtant ce personnage n’est pas non plus un monstre ni une figure ambigue, juste une pauvre femme fantôme dont l’âme n’intéresse jamais le cinéaste, quand Tchaïkovsky, lui, est fade et inepte.
Cet accident (ou cette volonté mal fagotée) de démystifier la figure d’une Russie élitiste en un spectacle de chiffons a de quoi susciter bien des questionnements, surtout que Serebrennikov fait son chien fou avec sa caméra, comme d’habitude, mais sans ironie, valsant mollement autour de personnages creux comme des carafes. Epate stylistique plus contenue que d’habitude, certes (les affres académiques du film à sujet historique), mais l’artifice des brumes et des lumières blafardes enrobées d’incessants mouvements d’appareil et de plans-séquences pour faire « fresque intime » tourne au ridicule. Rien d’incarné dans cette reconstitution plate qui n’est pas loin d’évoquer les irrécupérables tentations de Guillermou et ses portraits de compositeurs (« Il était une fois Jean-Sébastien Bach » en tête), voire une esthétique impersonnelle et métallique de production Netflix.
Pire encore, cette tendance à commencer ou à finir toutes les séquences par un point de vue zénithal ou des mouvements en plongée contient une arrogance bien mal placée ; Serebrennikov a l’air de vouloir jouer au regard de Dieu bien trop souvent pour qu’on ne le suspecte pas d’une prétentieuse position de cinéaste-démiurge, observant hors-sol la pourriture sociale qui se propage (scènes de femme folle, d’amputés, de laissés-pour-compte). Mais ce spectacle qui littéralement « prend de la hauteur » est d’une ineptie dialectique et politique improbable, qui commence par le choix indéfendable d’une bande-son nullissime (le rejet de la nation?).
Que la musique soit la première victime d’un film qui brode autour (même si le musicien n’est pas le sujet), est une erreur de goût irrévocable, qui assassine tout d’un coup : l’image, l’atmosphère, la direction artistique, les acteurs, tous broyés dans un à-plat psychologisant du pire effet. Quand Tchaïkovski se met au piano et improvise des septièmes parallèles chromatiques pour suggérer la folie qui s’immisce, on se dit qu’on a bien fait de passer par le Conservatoire. Finissons d’appeler un chat un chat : les froufrous d’Antonina Miliukova et la barbe du pauvre Tchaïkovsky trempent dans la soupe d’un bon vieux nanar soviétique.