Gracie Atherton (Julianne Moore) et Joe Yoo avaient défrayé la chronique deux décennies plus tôt lorsque leur liaison avait été rendue publique : mariée et déjà mère de trois enfants, Gracie avait à l’époque des faits trente-six ans et Joe, stagiaire dans l’animalerie gérée par Gracie, treize à peine. Vingt-quatre ans plus tard, alors que le tohu-bohu autour de cette affaire est retombé et que Gracie, une fois purgée sa peine de prison, est revenue vivre à Savannah avec Joe et a fondé avec lui une famille, Hollywood s’apprête à tirer de leur histoire hors normes un film. L’actrice Elizabeth Berry (Natalie Portman) se voit confier le rôle de Gracie. Pour préparer le tournage, la production l’a envoyée à Savannah et a obtenu de Gracie qu’elle ouvre à Elizabeth les portes de sa maison.
Le titre de ce film pourra sembler bien opaque aux non anglophones. Je suis d’ailleurs surpris que les distributeurs français – et encore plus les Québecois – ne l’aient pas traduit. J’ai moi-même dû aller en chercher la signification sur Internet : « A “May-December romance” is when someone in the “May” or “spring” of life (youth) is romantically involved with someone in the “December” or “winter” of life (old age). The saying is from a song, “An Old Man Would Be Wooing,” a ballad from at least 1818 ».
L’affaire Russier remonte à 1969. On se souvient de cette enseignante de trente ans qui s’était suicidée après avoir été condamnée – à une peine légère de sursis – pour avoir entretenu une relation inappropriée avec son élève de quinze ans. La mémoire collective n’a pas oublié les paroles inhabituellement poétiques que le Président de la République de l’époque avait prononcées à son sujet après sa mort : « Moi, mon remords, ce fut la victime raisonnable au regard d’enfant perdu, celle qui ressemble aux morts qui sont morts pour être aimés. » On pourrait d’ailleurs se demander les réactions wokistes que susciterait aujourd’hui cette réaction qui semble amnistier, au nom de la passion amoureuse, ce détournement de mineur.
Depuis 1969, les différences d’âge entre les membres de certains couples sont devenues des sujets brûlants. Nul besoin de citer les noms de Brigitte Macron, de Frédéric Beigbeder – qui consacra à ce sujet un livre entier, Oona & Salinger – ou ceux de Judith Godrèche et de Benoît Jacquot. Pour autant, à ma connaissance, aucun film ne s’en est emparé. C’est la principale qualité de "May December", de prendre à bras le corps ce couple improbable et en apparence si mal assorti. Il le fait d’une façon doublement intelligente.
Premièrement, il ne nous inflige pas un voyeurisme malaisant en évitant de raconter au présent la rencontre des deux amants. Il les montre au contraire vingt-quatre ans plus tard, formant un couple harmonieux et soudé, avec leurs trois enfants : l’aînée a déjà quitté le nid familial et les deux cadets, dont la cérémonie de remise de diplômes marquant la fin de leurs études secondaires approche, sont sur le point de le faire. Cette apparente félicité est la meilleure des défenses face à tous ceux qui doutaient de la sincérité de leur passion. Voire – mais ce point n’est jamais développé dans le film et c’est dommage – il questionne le bien-fondé de la peine de prison qui a été infligée à Gracie.
Deuxièmement, "May December" ne se borne pas à raconter l’histoire de Gracie. Elle raconte celle d’Elizabeth, la star hollywoodienne chargée d’interpréter son rôle. Le film se dote ainsi d’une couche de complexité supplémentaire. Il n’y est plus seulement question de la différence d’âge entre Gracie et Joe, mais de celle entre Gracie et Elizabeth, qui a l’âge de Gracie au moment de sa rencontre avec Joe… et donc à quelques mois près l’âge de Joe aujourd’hui !
Il faut ajouter à la finesse de ces deux partis pris deux autres atouts de taille. Le premier est le réalisateur, Todd Haynes, sans doute l’un des plus stimulants du cinéma américain contemporain. Héritier revendiqué de Douglas Sirk, il a signé quelques chefs d’oeuvre : "Carol", "I’m not There", "Loin du paradis"… Sa mise en scène embrasse le parti pris audacieux de ressusciter la patine des films des années 70 avec la musique mythique de Michel Legrand et l’usage aujourd’hui passé de mode des zooms arrière.
Le second est les deux stars du film. Julianne Moore accompagne depuis près de trente ans Todd Haynes. "Safe" en 1995 l’a révélée autant qu’il l’a révélé. Elle est ici d’une troublante ambiguïté jusqu’au dernier plan du film : femme-enfant naïve et fragile ou femme-mère castratrice ? L’autre star est Natalie Portman dont le rôle, en apparence plus lisse, se révèle tout aussi complexe; car elle aussi révèle lentement une vie sentimentale compliquée.