Il y a longtemps que je n'avais vu un film aussi prenant, aussi angoissant, aussi poisseux que celui du (encore) jeune Emin Alper, peu connu en France à mon sens. Il n'a pas du plaire à tout le monde en Turquie, j'imagine, tant il dresse des moeurs de ce pays un tableau.... désespérant. Bien sûr, on peut lui reprocher des petites choses par ci par là, un peu trop de maniérisme dans sa façon de mélanger des scènes réelles ou imaginées, des lieux; et puis des personnages secondaires quand même caricaturaux, et peu individualisés. Mais le résultat global classe quand même le film dans les cinq étoiles!
Ca commence par une scène de cauchemar. Un sanglier affolé court dans les rues d'une petite ville. Derrière lui, des voitures avec des hommes armés qui tirent en l'air, et toute une bande de jeunes du village, courant et hurlant. Des jeunes, enfin des mecs quoi: vous ne verrez pas une femme. A part celle par qui le scandale arrivera. Et, un peu plus tard, une trainée de sang: l'animal mort est traîné en triomphe par une voiture. Apparemment, ils ne cherchent même pas à le manger.... A partir de ce moment là, tu flippes!!!
On est en Anatolie, terre d'une beauté désespérée, terre et poussière autour de deux petits lacs marécageux. Le problème de l'eau est obsédant Parfois, rien ne sort du robinet. Mais le maire arrive avec son camion citerne et c'est la distribution générale! Alors, tout le monde veut le réélire, ce bon maire, surtout, sans se préoccuper de la façon dont la la citerne a été remplie. Il faut le réélire, cet homme, son prédécesseur ne faisait rien...
Mais depuis quelque temps, des effondrements se produisent, formant des sortes de cratères circulaires, des dolines plus précisément. Typiques des sols karstiques, elles témoignent d'une déstabilisation du sous sol -par exemple s'il y a une disparition d'une nappe phréatique à cause d'un pompage abusif?
Il y a beaucoup de rats aussi; le dératiseur met du poison partout, y compris dans la huche à pain...
Et là dessus, il arrive Emre (Selahattin Pasali), le procureur fraichement nommé (son prédécesseur s'est évaporé dans la nature..), tellement moderne, tellement citadin, tellement sûr de lui! Et le spectateur pressent qu'il est un peu frais, un peu trop perdreau de l'année pour survivre dans cet univers sauvage, loin de tout, qui a établi ses propres règles. Le procureur, c'est en quelque sorte le représentant de l'état dans le village; le commissaire de police doit être à ses ordres. Tout naturellement, son premier acte est de verbaliser les chasseurs qui tiraillaient à tort et à travers (mais on sait ce qu'on fait! on sait viser! et puis c'est toujours comme ça qu'on fait la fête!): c'est dangereux, et puis c'est la loi. On ne tire pas de coup de feu en ville! Il y a là, entre autres, un avocat, le fils du maire...
Il y a donc deux échéances qui se profilent: la réélection du "bon" maire; et le procès qui va s'ouvrir pour la gestion de l'eau
Emre accepte cependant une invitation à diner avec la petite bande, il boit beaucoup trop, et c'est du raide (c'est du raki local, qui doit être l'équivalent de notre calva fermier..); peut être même a t-il été drogué? En tous cas, il est à leur merci.
A cette fête s'invite Zeynep (Selin Yeninci), une bohémienne, une fille un peu simplette de celles dont on dit "elle l'a bien cherché" Car aller danser, se déshabiller au milieu de cette bande de brutes avinées, ça ne peut que mal finir... par un viol par exemple. Et quand j'ai dit qu'elle était la seule figure féminine, ce n'est pas tout à fait exact. Il y a aussi madame la Juge, épouse du médecin de l'hôpital, couple moderne et, lui aussi, d'apparence très citadine qui a choisi (lâchement? sagement?) de ne pas rentrer en conflit avec la canaille au pouvoir.
Pendant qu'Emre cherche à faire revenir des souvenirs confus, qui tournent, qui évoluent, dont le spectateur ne saura jamais lesquels sont réels, lesquels sont fantasmés, il trouve un allié de circonstance, le journaliste Murat (Ekin Koç) qui possède le journal d'opposition municipale hérité de l'ancien maire, détesté par tous, parce qu'il représente le seul visage de l'opposition et passe pour fonctionner à la voile et à la vapeur. Une petite chasse à l'homme en Bavière, ça vous irait pour terminer?
C'est un film fort, envoûtant, anxiogène, terrible, et au delà de son message politique, il y a une virtuosité filmique digne des plus grands. Une terrible beauté de l'angoisse...
A ne pas rater surtout!!