À travers la transmission intergénérationnelle via le prisme de l'épouvante ("Relic") ou son influence sur le destin d'un amour inconditionnel ("Supernova"), le cinéma semble récemment s'emparer à nouveau d'une des peurs les plus primaires chez l'Homme, celle d'être pris au piège des méandres de son propre esprit, de voir ce qu'il pensait immuablement le définir en tant qu'individu emporté par une mémoire défaillante...
La crainte de se perdre dans la démence souvent inhérente au grand âge est déjà terrible en elle-même, elle s'incarne tôt ou tard sur notre route dans le regard fébrile d'un nos aînés, une détresse trahissant des premiers signes d'un possible Alzheimer, une peur presque enfantine devant l'inconnu, et nous renvoie égoïstement et momentanément à notre propre vulnérabilité. Mais, au bout du compte, personne n'ait vraiment préparé à devenir soi-même cette victime encore consciente, qui tente de se débattre, de tout simplement continuer à exister telle qu'elle a été, face aux affres du temps sur l'esprit prêts à dévorer les fondations d'une identité. Comme une répétition que l'on n'espère pas voir se concrétiser trop tôt dans la réalité de notre propre existence, "The Father" va justement nous inviter à vivre cette expérience du point de vue d'un vieil homme en train de perdre pied dans le pêle-mêle brouillé de ses derniers souvenirs.
Dramaturge français le plus joué à l'étranger, Florian Zeller fait ici ses premiers pas de réalisateur en adaptant sa pièce "Le Père" avec l'aide du célèbre scénariste Christopher Hampton ("Les Liaisons Dangereuses", "Reviens-moi" entre autres) et conserve judicieusement l'idée d'un huis-clos théâtral dans l'espace d'un appartement, symbole de la prison mentale qui se resserre sur son héros Anthony. Si les premiers instants nous présentent la situation classique d'un homme âgé, apparemment brillant mais de plus en plus distrait, voulant conserver son indépendance face à l'aide que veut lui apporter sa fille, la confusion ressentie prend très vite une tournure bien plus déstabilisante en changeant soudainement le visage de certains protagonistes ou des éléments de leurs vies que l'on vient pourtant nous exposer comme des vérités. À l'instar d'Anthony, le spectateur est perdu, s'interroge, tente de rationaliser les événements pour les percer à jour (une conspiration ?) mais rien n'y fait, la perte de repères est à chaque fois plus importante, malmenant le temps dans des boucles où les certitudes qui entourent le personnage sont sans cesse balayées.
L'immersion dans cet esprit malade est radicale mais totale, nous plaçant comme Anthony dans une tentative désespérée de donner du sens à la suite des événements qui se jouent devant nous mais il n'y en a plus. Du moins pour Anthony, qui, après avoir essayé de faire preuve de maîtrise, essaie seulement de se raccrocher à quelques lianes dans le but ne pas sombrer complètement, retrouver une montre deviendra ainsi à chaque fois une vaine obsession pour espérer mettre des aiguilles sur un temps qui n'a plus rien de linéaire. Ébranlé comme le personnage, le spectateur va lui avoir ensuite plus de chance devant ce puzzle captivant d'instants volés. En rassembler les fragments sera la clé afin de mieux comprendre Anthony, voir les aspects les plus chaleureux de sa personnalité (celui qu'il était vraiment avant que la démence en fasse ressortir les pires), découvrir ses blessures intimes les plus profondes selon la manière dont il a choisi de les refouler et aussi ce qui a peut-être plus ou moins involontairement accéléré la dégénérescence de son esprit (un insupportable sentiment d'abandon notamment). Le voyage dans la tête "en fuite" de cet homme sera bien sûr éprouvant, l'impuissance que l'on sentira à travers ses yeux devant l'impossibilité d'enrayer le processus sera absolument déchirante tout comme celle ressentie chez ses proches, si démunis pour à la fois appréhender la fatalité de sa condition et poursuivre leurs vies.
Ce portrait d'une justesse rare sur la fragilité humaine est évidemment magnifié par la prestation d'un Anthony Hopkins absolument impérial par cette impressionnante palette de nuances qu'il apporte à son homonyme de prénom pour en exprimer toutes les facettes dans le chaos ainsi vécu. Justement nommé aux Oscars 2021, le comédien livre clairement sa plus grande performance de ces dernières années au milieu d'un parterre de prestigieux acteurs idéal pour le seconder : deux des Olivia les plus talentueuses de Grande-Bretagne, Coleman si poignante en fille dépassée et Williams dont le rôle prendra une ampleur émotionnelle terrassante, mais aussi Imogen Poots, Rufus Sewell...
Et, pour parfaire le tout, Florian Zeller ne renie jamais ses origines théâtrales, il s'en réapproprie simplement certains codes avec un brio épatant pour les fondre à une nouvelle grammaire cinématographique qui brille ici aussi bien en termes de conduite de récit que de mise en scène afin de nous rendre captifs des dédales de la mémoire prédatrice de son hôte.
Avec un tel premier long-métrage s'inscrivant d'emblée dans les plus bouleversants et saisissants que l'on ait vus sur un sujet aussi difficile, il est désormais clair que le succès théâtral rencontré par Florian Zeller est bien parti pour se prolonger dans les salles de cinéma !