Par le foisonnement de ses thèmes, par le caractère synthétique de sa mise en scène, par son unité de ton et d’expression, Pierrot le fou peut s’affirmer comme le chef d’œuvre de Godard, qui ne s’est pas contenté ici de présenter les instants fragmentaires d’une démarche en éternel devenir. Il a, au contraire, su donner à sa pensée une forme capable de recouvrir et d’unifier les thèmes et les obsessions qui jalonnent son œuvre.
Pierrot le fou semble d’ailleurs synthétiser le meilleur du Godard première période : le montage elliptique et fulgurant de A bout de souffle, les recherches sonores d’Alphaville, la libre fantaisie d’Une femme est une femme, la construction en chapitre de Vivre sa vie et la fascination des éléments naturels du Mépris. Il ne s’agit donc plus de provoquer à tout prix, dans une direction déterminée, ni de se livrer à des expériences consciemment voilées, mais d’affirmer, d’assumer, totalement ses recherches de réalisateur.
Godard, tempérament romantique, a toujours été en quête de lyrisme, mais en tant que représentant d’un certain groupe de théoriciens, a toujours été hanté par une attitude réflexive qui mettait souvent à distance ses récits et ses personnages. De la spontanéité passionnée d’A bout de souffle et de Bande à part à la distanciation intellectuelle d’Une femme mariée et d’Alphaville, son œuvre jusqu’à Pierrot le fou oscille entre ses deux pôles, sans réussir à les concilier car, comme il le dit : « C’est le double mouvement du cinéma : instinct-réflexion. Mais dans ce film, il est enfin parvenu à l’unité, acceptant ses élans contraires et les assimilant, à l’image de Pierrot, à la fois la fois « réel et surréel », connu et insolite, instinctif et réfléchi.
Un cinéma nouveau s’est ainsi défini, caractérisé par le mélange des tons, par sa volonté d’exprimer le moderne sous ses apparences multiformes, à trevers une aventure à la fois individuelle et poétique. Godard est toujours soucieux de recouvrir tout ce qui a des résonances tragiques par le voile de l’ironie, et par là-même fait preuve d’une étonnante lucidité. Le film prend alors la forme d’un jeu : c’est sous cette fantaisie qui pourrait être superficielle et qui n’est que pudeur que nous pouvons découvrir un humanisme et une morale.
« Je pense que je cherche quelque chose de définitif, ou qui est éternel, mais sous la forme la moins définitive, la plus fragile, la plus vivante » déclare alors Godard. En effet, ce qui frappe d’abord dans l’univers de l’auteur c’est qu’il se situe toujours au sein du quotidien et du contingent (Elie Faure ou la guerre du Vietnam). Mais sur tous ces éléments, il pose un regard violemment critique qui affirme sa subjectivité. Ainsi la publicité est pour lui à la fois un avant-goût de l’automatisme monstrueux d’Alphaville et une atteinte directe à la liberté. Même lucidité critique sur le Vietnam.
Partant de données immédiatement contemporaines, Godard en arrive à formuler un refus d’une forme de société déshumanisée. Pourtant, la lucidité de ses réactions critiques n’aboutit pas (encore) à ce qu’on appeler un véritable engagement. Il donne à son attitude sur le monde la forme d’une aventure individuelle. C’est pourquoi son héros peut être défini par ce même refus anarchisant. Il entrera donc en conflit avec une société trop étroite pour ses désirs et, comme Rimbaud, devra partir. Son itinéraire devient alors essentiellement poétique : Pierrot cherche un nouvel accord avec les grands éléments naturels (mer, ciel, soleil) dans une immobilisation hiératique du temps, ou éliminant avec désinvolture et indifférence tous les obstacles qui entravent sa volonté avec Marianne, l’amour fou rêvé par les surréalistes. Mais cette lutte inégale implique son échec car « la mort est là comme seule réalité ». C’est qu’elle court en filigrane, tout au long du film, comme une fatalité : cadavre sur le lit, corps pantelant du gnome, meurtre dans la voiture, pressentiments continuels de Pierrot (« Je sens comme l’odeur de la mort »).
Dans la mesure où le film est pour Godard un moyen de vivre des expériences avant tout personnelles, le cinéma devient une sorte de nécessité vitale.