C’est l’un des faits divers dramatiques les plus connus de l’histoire de l’aviation contemporaine, une histoire qui a marqué tous ceux qui en savent les détails, tels que relatés par les survivants de ce vol uruguayen affrété le 13 octobre 1972 pour amener une équipe de rugby (avec ses supporters, amis et parents) au Chili : lors de la traversée des Andes, l’avion se crashe sur un glacier au sommet de la Cordillère, avec 45 personnes à bord. Sur le coup, un bon nombre de passagers échappent à la mort, mais ils se retrouvent dans une situation bien peu enviable : alors qu’ils sont quasiment impossibles à localiser et que les recherches restent vaines, ils vont devoir survivre dans un froid terrible et sans nourriture.
Quatre tentatives ont déjà été faites pour raconter leur calvaire au cinéma : Supervivientes de los Andes (un film mexicain en 1976), Les Survivants (film hollywoodien de Frank Marshall en 1992, assez connu en France), Naufragés des Andes (un documentaire datant de 2007) et En vie : survivre au crash des Andes (en 2010). Même si la qualité du documentaire a été reconnue par un prix à sa sortie, on peut dire qu’aucun des films n’a su approcher de manière convaincante cette terrible histoire, et en particulier cette fameuse consommation de la chair des cadavres qui a permis aux rescapés de survivre. Entre l’idée d’une production Netflix – plateforme n’hésitant jamais à faire son profit sur des « histoires vraies » bien horribles -, et la filmographie de Juan Antonio Bayona, cinéaste espagnol peu admiré par les cinéphiles (un film de genre, reconnu, comme l’Orphelinat, et le succès pas vraiment mérité de El Imposible, film trop spectaculaire et mélodramatique sur le tsunami de 2004), on s’attendait au pire… Et on se retrouve, stupéfaits, littéralement bluffés, devant de qui n’est pas loin d’être un petit chef d’œuvre, une réussite improbable, surtout sur un sujet aussi casse-gueule…
L’une des nombreuses bonnes décisions prises par Bayona est d’avoir ignoré les théories mystiques – et franchement ridicules – souvent énoncées à propos de cette histoire de cannibalisme : rien ici d’une communion quasi religieuse autour d’un jargon eucharistique (« mangez, ceci est mon corps », tu parles !). En basant son film sur le livre de Pablo Vierci, un journaliste uruguayen, il a mis en avant l’esprit de « communauté » face à l’extrême adversité qui a permis à ce groupe d’amis – c’est évidemment important – de survivre en prenant des décisions pragmatiques et en évacuant autant que possible toute considération morale ou… religieuse : d’ailleurs, on voit clairement dans le film que celui qui meurt « inutilement » (car il n’était pas blessé ni malade) est celui qui est fortement croyant et refuse la viande humaine. Il y a par contre une célébration – athée, non religieuse – du sacrifice que plusieurs font, tout au long de leur long calvaire, pour le bien de tous, pour la survie de leurs amis : ceux qui prennent en charge la découpe de la viande, ceux qui partent en expédition dans des conditions extrêmement précaires, ceux qui, avant de mourir, demandent à ceux qui restent de se servir de leur corps. Tous ces moments, qui ne relèvent pas d’une vulgaire mystique à deux balles, mais témoignent de la résilience humaine quand l’amitié et l’espoir prévalent, font la beauté du Cercle des neiges.
Car le Cercle des neiges n’est pas un film d’horreur – même si Bayona connaît le sujet, et a sans doute réfléchi comment tenir l’horreur à distance dans de nombreuses scènes -, c’est un film qui nous montre la beauté de l’homme, sublimée par la beauté absolue de la nature, inséparable d’ailleurs de sa cruauté (la scène de l’avalanche, mettant fin à un moment de joie dans le groupe, est un terrible coup de force du film…). Mais, au delà de sa photographie des paysages andins, le Cercle des neiges est une œuvre remarquable « techniquement » : le filmage – toujours à la bonne distance des personnages, même et surtout dans les scènes difficiles -, la mise en scène et le montage, parfaitement réfléchis pour permettre au spectateur de supporter sans s’ennuyer une seconde les deux heures et demi du film, les effets spéciaux (la scène du crash tétanisera inévitablement tous ceux qui voyagent régulièrement en avion !), la direction d’acteurs peut-être surtout… A ce propos, il faut souligner le haut niveau de crédibilité et de justesse d’un casting constitué a priori d’acteurs non professionnels (l’un des acteurs interprète d’ailleurs le rôle de son père, protagoniste de la catastrophe réelle !) : cet anonymat des visages se conjugue avec la visible motivation des acteurs à rendre hommage à leurs compatriotes pour conférer au film, au moins par instant, une justesse quasi documentaire, loin, très loin de tout sensationnalisme, jusqu’à une conclusion parfaite, montrant que le soulagement du retour à la vie comporte son poids infini de tristesse.
Une chose est désormais certaine, après ce Cercle des neiges, le sujet de ce crash est désormais clos au cinéma. On ne voit pas comment faire mieux que Juan Antonio Bayona.