La première image que nous offre "Border" de son héroïne Tina est celle d'une femme dans son élément, réfugiée dans un des rares coins de nature d'une grande ville, en train d'observer un insecte posé sur sa main. Soudain, quelque chose se brise lorsqu'elle reprend le chemin vers son travail de douanière. Nul besoin de grands discours, la morphologie atypique de son visage ou son don naturel de "flairer" les contrevenants à la loi suffisent à nous faire comprendre qu'elle a toujours été à la marge. Ses efforts pour s'intégrer dans une certaine normalité ont pourtant payé (elle excelle dans son domaine professionnel) mais sa différence, toujours soulignée par le regard des autres, la renvoie à la solitude de sa condition. Il en va de même pour les deux personnes les plus importantes de son existence : son père dont la maladie d'Alzheimer le fait sursauter à chaque fois que ses yeux se posent sur elle avant de se ressaisir et une illusion de "petit ami" ne sont uniquement définis que comme des substituts émotionnels au vide qui habite et grandit en Tina.
Mais, un jour, tout change lorsque le hasard place sur sa route Vore, un être avec les mêmes difformités physiques qu'elle et dont la présence va la troubler au plus haut point...
Mieux ne vaut pas entrer plus dans les détails de l'intrigue de "Border" tant la découverte de son déroulement est un point essentiel aux questionnements qui vont animer l'intelligence de son discours. Tout comme "Morse", autre adaptation d'une oeuvre de John Ajvide Lindqvist, ce deuxième long-métrage d'Ali Abbasi ("Shelley") va mêler ce qui caractérise l'essence même de notre perception de l'horreur aux destins de personnages rendus forcément marginaux par leur différence.
Avant sa rencontre avec Vore, Tina était perdue et seule dans la normalité de notre monde décrite, en réalité, comme une espèce de façade fictive dissimulant les pires ignominies inhérentes à l'espèce humaine et auxquelles elle est sans cesse confrontée à cause de son métier. Pour prolonger cette impression, les rares moments où Tina semble totalement s'épanouir durant cette période du film sont ceux qui la voient passer de la violence de notre monde moderne au calme de la forêt et à des rencontres avec sa faune. Grâce à cela, le spectateur le sait, Tina est une personne fondamentalement bonne que la part sombre de l'humanité n'a jamais réussi à corrompre malgré le paradoxe qu'elle cherche elle-même à s'y intégrer.
Lorsque Vore apparaît dans sa vie, l'homme devient peu à peu la solution à tous ses tourments existentiels, Tina va enfin goûter à un bonheur qui lui échappait jusqu'alors en comprenant et en embrassant enfin pleinement ce qui définit sa nature. Cependant, il y aura évidemment un prix à payer d'une violence insoupçonnée en retour de ce vide désormais comblé.
Dans cette rencontre de deux mondes emaillés d'un caractère monstrueux à la fois si proche et si différent sur certains aspects, Tina prend la forme d'une clé de voûte centrale par le choix capital qu'elle prendra d'en privilégier l'un à l'autre et cela déteint astucieusement sur l'ensemble du film. L'horreur est partout dans "Border" mais, comme son titre l'indique si bien, elle est toujours tapie à la lisière de ces deux univers et même pétrie d'émotions complètement contradictoires selon la perception que l'on peut en avoir d'un côté ou de l'autre. Ainsi, la vision que nous offre Ali Abbasi sur le caractère a priori bestial de la bulle formée par Tina et Vore dans la nature devient ici poétique, comme emportée par la force de ce retour aux sentiments aussi primaires qu'innocents du couple, tandis que la normalité d'un appartement familial d'une grande ville dite "civilisée" devient le réceptacle d'une des infamies les plus inimaginables.
À travers le personnage de Tina en lui-même et ses hésitations sur la route à suivre, "Border" va en permanence jouer avec l'essence même de ce que l'on qualifie comme "monstrueux" et les échelles que l'on applique inconsciemment à notre regard pour appliquer ce terme. L'idée n'est pas nouvelle, certes (elle a animé de magnifiques moments de cinéma depuis la nuit des temps, à commencer par le "Freaks" de Tod Browning bien sûr), mais "Border" l'approche par un "monstre" (du moins d'abord désigné comme tel par son seul physique) pris dans un jeu de miroirs de différentes formes de violence le faisant hésiter entre sa nature intrinsèque et celle qu'il a tout fait pour intégrer. Tout comme il est impossible de choisir de manière manichéenne un camp ou un autre vu les parts obscures que chacun renferme, "Border" choisit de malmener son héroïne à une frontière de plus en plus ténue entre ces deux mondes et qui la conduira de fait à sacrifier une part d'elle-même au bout de ce si cruel dilemme.
Quelque part, ce genre d'histoire nous est familière, "Border" a en plus un petit côté prévisible à cause de l'évolution presque connue par avance de Tina et quelques connexions scénaristiques faciles qui renforcent cette impression, mais son traitement dénué d'artifices dans un cadre mélangeant un réalisme très contemporain à une réappropriation astucieuse de chimères ancestrales lui confère une vision toute aussi inédite que passionnante. Avec une réalisation parfaitement consciente de l'opportunité qu'un tel sujet lui offre pour manipuler les différentes strates de "monstruosité" dans l'oeil du spectateur et une comédienne, Eva Melander, absolument formidable, "Border" est une oeuvre qui parvient grâce à une sensibilité contagieuse à capter toute la fragilité de son héroïne prise dans la spirale d'une horreur commune à deux univers pourtant en opposition. Comme une délicieuse ironie, le film est lui-même à la frontière de plusieurs genres qui le rendent très dur à ranger unilatéralement dans une catégorie et c'est sans doute sa plus grande force : même si l'on semble parfois en terrain connu, au final, "Border" possède une âme aussi unique que celle dont il a choisi de nous raconter la destinée.