« Miller’s Crossing » sorti sur les écrans en 1990 est le troisième long métrage des frères Coen. Avec « The Big Lebowski », « Fargo », « Barton Fink », « The barber » et « Sang pour sang », il trône au sommet d’une filmographie désormais bien fournie (20 films en 37 ans). Comme ils en ont pris l’habitude, dès « Blood simple », les deux frères utilisent la technique invasive du Bernard-l’Hermite qui consiste à se doter de la coquille d’un autre crustacé pour protéger son ventre mou, non s’en avoir au préalable dévoré son occupant. Dévorant eux-mêmes livres et films depuis leur enfance, Ethan et Joel n’ont que l’embarras du choix pour trouver leurs « victimes ». Très amoureux de la littérature « hard-boiled » incarnée par Dashiell Hammett et Raymond Chandler ainsi que des films de la Warner des années 1930 qui en ont été tirés, ils décident après le succès d’« Arizona Junior » (1987) de nicher l’intrigue de leur prochain film au sein d’une grande ville sans nom, en pleine prohibition.
« La clé de verre » et « La moisson rouge » de Dashiell Hammett ainsi que « Yojimbo » (1961) d’Ari Kurosawa nourrissent l’intrigue et la découpe des personnages. C’est bien sûr à travers leur esthétique novatrice et les arabesques qui nimbent cette guerre des gangs irlando-italienne impitoyable que les Coen impriment leur marque de fabrique. Une complexité de l’intrigue dont ils auront bien du mal à venir à bout, demandant à une production compréhensive de les libérer trois semaines pour aller se ressourcer, non pas à « Miller’s Crossing » ce coin de campagne où les gangsters du film vont effectuer les basses besognes, mais à New York. Ils profitent de cet intermède salvateur pour écrire d’un jet le scénario de « Barton Fink ».
Il fallait en effet que les nœuds dramatiques de "Miller's Crossing" soient suffisamment serrés pour que le spectateur ne sache plus très bien à la fin si Tom Reagan, le personnage ambigu interprété par Gabriel Byrne, n’est qu’un opportuniste agissant au gré des événements et surtout de ses intérêts ou un génial manipulateur qui orchestre toute une série de trahisons pour sortir son chef de la nasse dans laquelle son retour d’âge l’a enfermé. Hésitant à éliminer un petit truand peu fiable (John Turturro) qu’il protège car il est le frère de la jeune femme qui lui a fait tourner la tête et chavirer le cœur (Marcia Gay Harden), Leo O’Bannion (Albert Finney) entre en guerre avec Johnny Caspar (Jon Polito) son rival italien dont il a de plus en plus de mal à contenir les ambitions territoriales. La solitude du pouvoir, l’angoisse qu’elle génère, les convoitises qu’elle suscite, la violence qu’elle déclenche, les trahisons qu’elle exige, tels sont les thèmes évoqués par Ethan et Joel Coen qui livrent avec « Miller’s Crossing » un exercice de style brillant souvent vertigineux, même s’il finit par enfermer un peu trop les personnages dans des comportements virant aux stéréotypes.
Quelques scènes sont époustouflantes comme celle qu’Ethan Coen nomme le « Thompson Jitterburg », simple accolade entre le nom de la célèbre mitraillette-camembert et celui qui désigne un danseur de swing. Une scène dantesque où Albert Finney, allongé calmement sur son lit, devinant grâce à la fumée de cigare qui passe à travers les lattes du plancher de sa chambre que deux tueurs viennent l’exécuter, écrase tranquillement son propre cigare pour aussitôt se jeter lestement sous son lit et descendre un premier tueur avant de cribler le second d’une rafale sans fin qui donne l’impression que sa cible est en train d’effectuer un pas de danse saccadé.
Les acteurs sont tous parfaitement choisis même si certains forcent un peu le trait comme John Turturro ou Jon Polito. On saluera particulièrement la performance d’un Albert Finney épaissi qui remplaçant Trey Wilson, ex-Nathan Arizona dans « Arizona Junior » mort d’une hémorragie cérébrale peu avant le tournage, apporte toute son humanité à ce caïd vieillissant qui refuse d’abdiquer sur ses principes et de surcroît affaibli par un amour qu’il devine impossible. Gabriel Byrne quant à lui distille tout au long du film un charme trouble qui permet à son personnage de quitter l’écran en emportant son mystère avec lui. Mais tout ceci ne serait pas aussi jouissif sans la partition sublime de Carter Burwell, mélange subtile entre jazz et folklore irlandais lancinant et bien sûr sans la photographie de Barry Sonnenfeld qui avant de devenir réalisateur travaille une dernière fois avec les Coen. Beaucoup affirment que « Miller’s Crossing » est le film le plus achevé des deux frères. Difficile de leur donner tort.