Troisième film des frères Coen, Miller's Crossing est aussi l'un de leurs plus inspirés. Vibrant hommage rendu au film noir, ainsi qu'à son pendant littéraire (puisqu'il est notamment inspiré du travail de Dashiell Hammett, pionnier du genre), cette histoire de règlements de compte entre des poids lourds de la pègre à l'époque de la Prohibition a tout de la révérence, bourrée qu'elle est de références savoureuses, à commencer par une ouverture en forme de clin d’œil au Parrain. Le tribut est d'autant plus marqué que Miller's Crossing ne se donne pas de carte d'identité précise : les personnages sont archétypaux, le lieu n'est jamais défini, les grandes lignes dramatiques caractéristique du gangster movie sont toutes retracées avec malice par les Coen, qui se proposent d'en créer une sorte de quintessence et réussissent, aussi fou que soit le pari. Car en plus de son talent pour remettre en lumière des piliers narratifs, symboliques et thématiques typiques du film noir, Miller's Crossing finit, porté par la redoutable mécanique de son scénario par se les réapproprier. Pour deux raisons : le traitement absurde choisi par les Coen brothers fait à nouveau mouche - se révélant même souvent hilarant, et l'intrigue est ficelée d'une main de maître. Hallucinant de constater combien ce récit sait viser large et rester personnel, développant ses propres thèmes : la violence de la nature trouble de l'homme, propos cher aux Coen, mais aussi ses tendances masochistes, mises en lumière par le personnage de Gabriel Byrne, qui est sans arrêt physiquement mis à mal, mais pourtant s'enfonce toujours plus dans les bas fonds du Milieu. La relation tourmentée de l'acteur de Usual Suspects, très bon dans la peau de cet homme souvent imperturbable et ambigu, avec Marcia Gay Harden (un peu plus ordinaire pour sa part) appuie aussi cette propension à l'autodestruction. Le propos ne se résume donc pas à une simple peinture de l'attrait de l'argent, d'ailleurs peu développée tant le but paraît plutôt d'exposer un non sens, une absence de raison nécessaires pour que les protagonistes (mus seulement par leurs incohérence humaines) commencent à s'entre-déchirer. D'ailleurs les causes de tous ces contentieux demeurent floues, sinon obscures. Pas de doute, on est donc bien chez les Coen et leur humanité à la dérive. Une sensation de chez soi rappelée par des seconds rôles toujours aussi développés, dont je retiens surtout la prestation démente de Jon Polito en parrain à-demi psychopathe, celle non moins remarquable de John Turturro en petite crapule à l'importance clé, ainsi que celle d'Albert Finney en boss à la fois intraitable et au grand cœur. Une galerie développée de façon homogène, chaque personnage participant activement à la construction d'une intrigue sans temps mort, qui semble exploiter chaque possibilité en donnant une sensation d'achèvement rare. Le tout soutenu par une mise en scène très centrée sur les personnages sans pour autant s'enfoncer dans le plan-plan, n'oubliant pas n'ont plus de développer les effets comiques au besoin. Je regrette tout juste que la photographie ne soit pas à l'avenant, car bien que loin d'être ignoble, largement dépassée par d'autres œuvres du genre picturalement plus soignées. Il est vrai que la reconstitution n'est pas l'intérêt premier de Miller's Crossing, qui semble en outre éviter de développer une personnalité visuelle trop marquée qui pourrait nuire à sa vocation commémorative. Puis ce troisième long est avant tout un bijou d'écriture, à déguster pour ses situations savoureuses, son humour noir percutant, son engrenage diabolique et ses répliques cultes à la pelle. Les Coen au meilleur de leur forme.