Je sais que ça pourra paraître étrange, mais pendant le film – à un moment fugace – j’ai pensé à Jean-Michel Frodon.
Pour ceux qui ne le connaitraient pas, sachez que le fameux Jean-Michel Frodon est un critique cinéma au « Monde » et à « Slate » ; qu’il est aussi professeur à Sciences-Po Paris, ancien directeur des « Cahiers du cinéma », théoricien du septième art et auteurs de nombreux ouvrages sur le sujet… En somme un mec qui se pose là.
...Et donc pourquoi j’ai pensé à ce gars en voyant ce « Soul » me demanderiez-vous ?
Eh bien tout simplement parce que je n’arrive toujours pas à oublier l’errance intellectuelle dans laquelle était tombé ce pauvre type au sortir de « Vice-Versa », le précédent film de Pete Docter.
Le mec avait quand même osé dire que « les auteurs de chez Pixar [étaient] des créatifs, [mais] pas des cinéastes » au prétexte que tous les films du studio à la lampe n’étaient au final que des « objets visuels d’une grande laideur. »
(…Et oui l’argumentaire s’arrête à ça. Merci, ça me fait plaisir de payer des impôts pour que l’État puisse financer des analyses aussi brillantes.)
Face à ce « Soul », j’ai donc imaginé la tronche de Jean-Michel Frodon.
Je l’ai imaginé le menton chevrotant en se demandant comment il allait bien pouvoir parler de ce film sans parvenir à produire un seul mot, une seule analyse, à par un triste et révélateur « c’est moche ».
Car en effet, difficile face à « Soul » de ressortir sa grille de lecture du cinéma de grand-papy ; difficile aussi de masquer la vacuité de son propos derrière un paravent de références classiques forcées au chausse-pied.
Et c’est dommage pour lui car c’est bien justement là que se trouve toute la beauté (et l’identité) du cinéma pixarien.
…Parce que oui, Jean-Michel, il s’agit bien là – que ça te plaise ou non – de « cinéma ».
Alors j’avoue, je suis un brin taquin avec notre Hobbit parisien adoré, mais c’est aussi parce que, l’air de rien, l’incompréhension de notre critique émérite face à ce genre de cinéma dit aussi quelque-chose de ce que sont les films de chez Pixar.
Ce sont des films denses, aux architectures parfois complexes, et qui nécessitent parfois qu’on s’y abandonne un peu pour que notre émotion puisse cheminer dans ce dédale d’informations.
Pour ma part d’ailleurs, j’avoue qu’il m’est arrivé parfois d’avoir du mal, surtout au début…
Au début donc, moi aussi il m’est arrivé par moments de me transformer en Jean-Michel Frodon…
Parce que moi, ce film, je m’y suis plongé sans rien en savoir. (…Ce que je vous conseille d’ailleurs. Donc si vous n’avez pas vu « Soul », arrêtez là votre lecture et allez le voir ! Zou !)
Car il faut bien le reconnaitre tout de même : un certain temps est nécessaire pour assimiler tous les prémisses avancées par l’intrigue.
D’abord on nous lance l’arc de Joe et de ses doutes en termes de carrière. Et puis soudain – patatra ! – on se retrouve avec Joe mort qui, sous forme de haricot fluo, se refuse de passer de vie à trépas. Mais ce n’est que le début de nos découvertes parce que juste derrière voilà qu’on nous invite à découvrir tout un monde métaphorique sur l’origine des âmes et leur manière d’être forgées ; on discute avec un dieu quantique qui explique comment tout se joue à la naissance et… Wow !
…Mais… Du calme !
Tu m’étonnes qu’il soit perturbé Jean-Michel Frodon !
Franchement, suivre le début de « Soul » c’est certes suivre un film incroyablement créatif, pétri de référence mais – franchement – je peux comprendre qu’on puisse perdre le fil.
C’est vrai qu’au fond, la créativité c’est une chose, mais la cohérence en est une autre.
Quand j’ai vu Joe mourir au bout d’un quart d’heure de film je ne m’y attendais pas du tout et franchement, quand j’ai vu qu’il avait désormais la forme d’un petit haricot vert fluo eh bah j’avoue… j’ai trouvé ça… moche.
…En mode « Jean-Michel Frodon » quoi.
D’ailleurs, si je devais chercher une limite à mon extase dans ce « Soul », elle serait sûrement là.
Certes visuellement c’est riche et dense, mais des fois je me demande ce que tout ça fout ensemble. Ce monde new-wave à base de poupées fluos, d’herbes bleues et de personnages Linea/Picasso, j’avoue que ça jure à côtés des visages expressifs et des décors somptueux de New-York.
Même chose d’un point de vue narratif. OK c’est inventif et original cette histoire de monde de « formation des âmes », mais d’un autre côté j’ai vraiment galéré à me retrouver dans cette représentation métaphorique des choses – très imprégnée de culture religieuse abrahamique – et à laquelle je n’adhère pas du tout.
Les âmes, les acquis prénataux fixés par des entités « quantiques » (pfoulala…) ainsi que tout ce discours très libéro-libéral sur la nécessité de s’accomplir par soi-même et pour soi-même, moi ça m’a posé un certain nombre de « Stop » dans ma navigation à travers cette œuvre.
…Et c’est d’ailleurs ce qu’il lui vaut un 4/5 plutôt qu’un bon gros 5/5, ce qu’il aurait pu avoir sans ça.
Et donc oui : 4/5 quoi !
La preuve du pouvoir dévastateur qu’a su avoir ce film sur moi.
Car quand bien même certains détails peuvent-ils déranger que, derrière tout ça, un océan de bonnes idées vient emporter le tout.
Moi, ne serait-ce que la découverte du monde de la « transe » où on se retrouve soudainement face au bateau peace-and-love du capitaine Vendelune, ça suffit à m’emporter.
Que ce soit dans tous ces détails visuels qui stimulent les esprits ou bien encore cette capacité à mettre en dynamique tout cet environnement sensoriel, je ne peux que me laisser prendre.
Ça fourmille d’idées de partout. C'est virtuose dans la mise en scène. C’est généreux au possible…
…Et surtout, c’est au final diablement intelligent et brillamment mené.
Car l’air de rien, tous les reproches que j’ai pu faire au film au cours de la première partie, l’habile Pete Docter parvient à les désamorcer avec une insolence lucidité.
Cette histoire de déterminisme et de trip libéral par exemple, Docter parvient à te retourner ça d’un habile revers qui te démontre bien que le gars sait pertinemment de quoi il parle… J’ai notamment trouvé particulièrement intelligent que les entités quantiques désossent cette idée d’accomplissement par soi-même dont ils attribuent l’erreur à leurs mentors ; tout comme j’adore le fait que le film finisse par rentrer dans le lard des « projets de vie » et autres « buts à atteindre » présentés comme autant d’obsessions qui pourrissent l’existence.
...Et voilà qu’en plus de ça le gars parvient à montrer que chaque élément posé là précédemment ne l’a pas été par hasard, mais qu’au contraire, tout a été posé pour servir à la fin une démonstration aussi subtile que pertinente
(Je reviens encore sur ce sujet mais pour moi c’est vraiment la vraie bonne idée de ce film : la question de l’obsession est vraiment bien amenée et remarquablement traitée.)
Et même si le film se conclut au final sur un sentiment de « positive attitude » un peu droitard – s’ancrant dans une posture au fond assez conservatrice et libérale dans sa façon de présenter le rapport de l’individu au monde – j’avoue que je l’accepte malgré tout parce que cette posture – toute droitarde soit-elle – n’en garde pas moins une portée profondément universelle.
Car oui, au fond, la force de ce « Soul » reste là.
Tout ce dispositif pour arriver à ça : cette capacité à rendre palpable et compréhensible une idée qu’on peut tous caresser, quelque-soit notre situation ; une idée qui nous appelle à profiter de la vie.
Et l’air de rien, je suis toujours estomaqué par cette capacité qu’a Pixar – et Pete Docter en particulier – de mettre en place des dispositifs narratifs aussi complexes pour au final aboutir à quelque-chose d’aussi simple, limpide, tout en justifiant la nécessité et la pertinence de chacun des éléments sollicités jusqu’alors pour arriver à cette conclusion là.
Car non, à bien tout prendre, toute cette création visuelle n’a rien de superflue dans « Soul ».
Cette débauche créative, elle ne résulte pas d’une injonction que se fixeraient les auteurs de chez Pixar pour tirer au maximum parti des possibilités infinies que leur offre leur outil à faire du cinéma.
Non, cette débauche créative, elle résulte juste du fait que les auteurs de chez Pixar sont des CINEASTES qui ont forgé leur créativité dans un cadre sans limite et que – eux – ils ont eu l’audace de partir à l’exploration.
Pour moi c’est justement là que se trouve toute la différence entre un Pete Docter et un Jean-Michel Frodon.
Frodon n’a jamais su penser au-delà de son cadre de référence. Il est le produit de ce cadre et est incapable d’en sortir.
Parler en dehors des codes du carcan théâtraleux hexagonal lui est impossible.
Or c’est bien ce qui se passe là. Le cinéma de Pixar dépasse Jean-Michel Frodon parce qu’en termes de cinéma il est parti en dehors du référentiel d’antan ; il a su utiliser les nouvelles technologies – sans oublier les sagesses anciennes – pour redéfinir un cadre nouveau.
En d’autres mots, Pixar fait avancer le cinéma. Il l’enrichit.
Et ne pas voir ça c’est être juste désespérément aveugle.
Alors pitié, sachons au moins voir ce film pour ce qu’il est…
…Comme une nouvelle belle démonstration de ce qu’est le « génie » pixarien.