Du grand poète et figure centrale de la gauche marxiste chilienne du milieu du 20ème siècle, je ne savais pratiquement rien. Au terme de ce film de marionnettiste, je n’en sais pas davantage puisqu’une fois de plus, on n’a pas affaire ici à un biopic au sens strict - en fait, ce n’est même pas un biopic du tout ! - mais à un moment volé de l’Histoire, ré-instrumenté afin de cristalliser l’essence d’un homme et d’une oeuvre...mais on ne peut pas reprocher à Pablo Larraín d’avoir agi de la sorte en vertu de convictions politiques qui lui soient propres : en fait, ‘Neruda’ s’amuse autour d’un homme et d’une oeuvre qui tiennent, dans son pays en tout cas, du mythe fondateur, et parlent de regards croisés et de vision artistique bien plus que de l’histoire du Chili. Le point de départ se raccroche pourtant à des événements ayant réellement eu lieu : à la fin des années 40, menacé d’arrestation par le président Videla qu’il avait pourtant contribué à faire élire, le sénateur Pablo Neruda s’enfonce dans la clandestinité, jouant au jeu du chat et de la souris avec ses poursuivants jusqu’à ce qu’il parvienne à fuir vers l’Europe. Dès ce moment, ‘Neruda’ prend un tour quelque peu déstabilisant pour un film qui traite d’un matériau historique : d’une part, l’enquête obsessionnelle et picaresque menée à travers tout le Chili par l’inspecteur Peluchonneau pour mettre la main sur l’écrivain se situe quelque part entre le Film Noir et une aventure de Tintin : quitte à prendre des libertés avec la vérité historique, autant que ce soit plein de rebondissements. D’un autre côté, l’homme Neruda, authentique martyr de la Gauche - il décéda, “d’un cancer soudain�, quelques jours après l’arrivée de Pinochet au pouvoir - n’est pas un personnage sans tâches : digne représentant “rouge caviar� d’un peuple au nom duquel il pérore mais qu’il fréquente très peu, jouisseur et menteur, lâche et imbu de sa personne, l’homme ne suscite, au mieux, que le dédain amusé qu’on voue aux bouffons et aux figures d’opérette. Pablo Larraín aurait-il pris le risque de déboulonner le mythe ? Non...car rien n’est vrai...ou plutôt rien n’existe en dehors du regard de l’autre : Peluchonneau et Neruda, tels qu’ils apparaissent dans cette fiction, ne sont eux-mêmes que les créations fictionnelles de leur némésis respective. Peluchonneau, borné, obstiné comme un vieux limier, ne songeant qu’à la réputation que lui vaudra l’arrestation du nouvel ennemi public n°1, n’est que la vision qu’entretient l’artiste de l’état répressif, qui fonctionne sur l’action coordonnée de rouages insignifiants et anonymes...et le flic, dans un curieux développement méta, finira par comprendre qu’il n’est pas un individu à part entière, jusqu’au moment où l’auteur le gratifie a posteriori d’un patronyme. Quant au Neruda débauché et détestable, il n’est que la vision qu’entretient l’Etat sur un opposant politique trop célèbre pour être réduit au silence discrètement, et dont il faut à tout prix exploiter la possible corruption morale et l’hypocrisie. Bien sûr, il ne s’agit là que d’un dispositif filmique astucieux, sur lequel Larraín bâtit tout son film : on n’apprend pas grand chose sur la personnalité historique, sur ses écrits et sur le contexte politique et culturel de l’époque et pour peu qu’on ait percé à jour la logique du film, il ne devrait dès lors plus présenter de réel intérêt. Mais le secret reste bien gardé et s’il y a fort à parier que cette ficelle ne pourra pas être reproduite de film en film, elle donne une saveur inhabituelle à ce faux-biopic, dont Neruda n’est finalement qu’une figure imposée, qu’on applaudit comme un bon tour de passe-passe, pas dupe de sa qualité réelle mais content de s’être fait avoir.