Pablo Larraín referme avec No sa trilogie sur la dictature chilienne, mais là où Tony Manero et Post Mortem disséquaient la noirceur du régime, ce dernier volet s’habille d’une lumière trompeuse. 1988, l’heure du référendum. Le Chili est à un tournant, un choix binaire entre la perpétuation d’un pouvoir militaire et la promesse d’un renouveau démocratique. Mais derrière le choc des idées se joue un autre combat, plus insidieux : celui des images
Larraín filme avec une caméra U-matic des années 80, granuleuse, saturée, qui confond l’archive et la fiction dans un même flux. Le spectateur, projeté dans cette illusion documentaire, ne distingue plus l’histoire reconstituée de l’histoire tout court. Et c’est là que No frappe : en nous rappelant que l’image est une arme politique, un territoire de conquête où la vérité se façonne selon les codes du médium qui la transmet.
Deux visages du Chili se superposent dans cet affrontement médiatique. D’un côté, la propagande pro-Pinochet, vitrine léchée d’un ordre feutré, minimisant la répression derrière des plans policés de familles heureuses et d’infrastructures rutilantes. De l’autre, la campagne du "No", qui détourne les codes publicitaires pour vendre la démocratie comme une promesse de bonheur éclatant. Exit les discours militants, place aux jingles entraînants et aux visages radieux : la liberté devient un produit, un slogan, un clip formaté pour l’antenne.
René Saavedra (Gael García Bernal) incarne cette tension vertigineuse entre idéalisme et marchandisation du politique. Publicitaire rompu aux stratégies du consumérisme, il applique à la campagne du "No" les mêmes mécanismes qui font vendre du soda ou des micro-ondes. Son slogan, La alegría ya viene (« La joie arrive »), transforme le renversement d’un régime en une fête de l’image, un rêve de prospérité où la démocratie semble se résumer à un état de bien-être télévisuel.
Mais la victoire laisse un arrière-goût d’artifice. Pinochet s’efface, mais les élites demeurent. Le Chili tourne la page sans vraiment déchirer le livre. Et René, après avoir orchestré l’un des moments les plus marquants de l’histoire politique du pays, retourne à son bureau, prêt à vendre une autre illusion. La boucle est bouclée, et Larraín nous laisse avec un vertige : la démocratie a gagné, mais sous quelle forme ? Quand l’avenir d’un peuple se joue sur un spot de trente secondes, la liberté est-elle encore un choix ou seulement le produit le mieux marketé ?
No est une fresque politique aux allures de comédie acide, un film lumineux en surface mais cynique en profondeur. Par son esthétique rétro et sa mise en scène quasi-documentaire, Larraín interroge le pouvoir des images sur notre perception du réel. Qui façonne l’histoire ? Qui décide du récit dominant ? Et surtout, dans quelle mesure notre foi en la démocratie est-elle façonnée par ceux qui maîtrisent le cadre, le montage et la lumière ?