Il y a, comme ça, des films qui vous restent. Des films qui ont pu être laborieux sur le coup, voire même désagréables, mais qui tournent dans un coin de votre tête tel un parasite dont on ne peut s'en extirper. Des obsessions qui nous font remettre en question notre rapport au cinéma. Juste comme ça, certains films parviennent à devenir autre chose, une entité indicible qui passionnent par leur singularité et qui étrangement deviennent par leur nature horripilante poétique.
David Lynch pratique un cinéma sensoriel. Un cinéma de l'expérimental, de l'abstrait et du rêve, qui agit hors de notre rationalité. Ses films les plus réputés tournent autour de cette logique, Mulholland Drive et Lost Highway notamment, mais son produit le plus obscur, le plus exigeant et le plus dérangé est sans conteste son premuer coup d'essai, Eraserhead, véritable cauchemar halluciné, proche de l'avant-garde et tellement extrême que même la plupart des fans du réalisateur lâchent l'affaire à son propos.
Me concernant ça a été mon premier contact avec l'univers torturé de David Lynch, et pour le moins que l'on puisse dire j'en suis resté perplexe. Il faut dire que pour accéder au style lynchéen ce n'est pas la porte d'entrée idéale. Mais à mesure que j'explorais le reste de sa filmographie et qu'un schéma se dessinait à travers ses films, un seul me restait en tête plus que les autres. Eraserhead était éprouvant, mais diaboliquement marquant.
Elephant Man, puis Mulholland Drive ou encore Blue Velvet, chaque nouvelle découverte me faisait prendre conscience de la libération qu'a été ce Eraserhead. Avant je me concentrais principalement sur ce qu'un film me donnait à comprendre, depuis, je me concentre sur ce qu'un film me donne à ressentir, sur ce qu'il me fait vivre et comment il me marque. Cette révélation aura attendu que je regarde Lost Highway pour qu'elle m'illumine, et de là je ne pouvais qu'acclamer la réussite absolue qu'est Eraserhead, et à quel point il m'a marqué.
Ce qui amène ce film à hanter le spectateur, c'est cette manière de créer des ambiances entre le grotesque, le dérangeant et le terrifiant. Que ce soit grâce au design sonore d'une noirceur ensorcelante ou aux visuels iconiques comme ce bébé absolument cauchemardesque aux cris perçants, chaque plan est doté d'une ambiance glaçante et d'une beauté formelle indéniable. David Lynch emprunte beaucoup à l'expressionnisme, ce qui fait de Eraserhead une sacrée claque esthétique. Mais mêlé à un univers aussi cinglant et cinglé, ça bascule complètement dans une autre dimension, une dimension qui est un véritable purgatoire des sens, où l'abandon du spectateur dans la folie ambiante l'amène à explorer des abîmes cinématographiques magnifiques coe rebutantes.
"In Heaven, everything is fine."
Bien entendu que le délire ne parlera pas à tout le monde. Une proposition de cinéma telle que Eraserhead ne peut que diviser. Mais personnellement ça m'a profondément marqué. Et je pense que le fait que ça ait été mon premier David Lynch y en est pour beaucoup. C'était la première fois que j'avais cédé à la folie devant un film, et je n'ai plus jamais retrouvé ce sentiment devant un œuvre autre que du maître en personne, et encore. Seul Lost Highway aura su s'en approcher dans mon cœur. Certains y verront une purge à regarder, j'y vois là un de mes films préférés. Face à un film si particulier, je suis heureux de voir des réactions aussi dithyrambiques que négatives. C'est le propre des œuvres d'art audacieuses à des milliers de lieux de toute convention. S'il irrite tant de gens, c'est justement car il n'est pas fade. Il a une âme, torturée, mais une âme bien vivante, qui rayonne encore 45 ans après. Avoir mené un projet jusqu'au-boutiste dès ses débuts ne pouvait annoncer que la venue d'un grand metteur en scène qui saura repousser comme séduire. Je ne peux conclure cette critique en remerciant profondément David Lynch d'avoir fait du cinéma et d'avoir complètement bouleversé ma vision de l'art. Un art dont on n'aura jamais fait le tour grâce à des films comme Eraserhead.