Délivrance (1972), film d’aventure-thriller de John Boorman (interdit aux moins de 12 ans)
John Boorman est pour moi l’illustration de l’Artiste. Un Univers. Sur toute la chaîne des formes d’expression et en l’occurrence, scénariste, réalisateur, producteur, acteur. À l’origine d’une Œuvre, cet ensemble homogène de créations qui se font écho, se répondent, se suivent et interpellent. Une Œuvre si cohérente qu’elle en devient quasi biblique. Visionnaire : ses films au propos avant-gardiste dans les 70’ semblent aujourd’hui être contemporains et appellent les mêmes réactions outrées. Rien n’a vieilli, ni le physique de ses acteurs, ni les voitures (si l’on considère celles d’hier devenues vintage, presque banales), ni les clichés sociaux et sociétaux, ni le sujet.
Quatre hommes, quatre stéréotypes d’une société de consommation : « le gros » qui encaisse -Bobby (Ned Beatty), l’écolo sportif anti-système et tyrannique -Lewis (le meneur, Burt Reynolds), l’artiste incompris -Ed (Jon Voight) et le type « normal » et sans histoire(s) -Drew (le mené, Ronny Cox). Ce qui les réunit ? Rien. Sauf cette excursion en canoë sur la rivière qui bientôt alimentera un lac-réservoir qu’un barrage s’apprête à formater, pour les nouveaux besoins en électricité. Ça se passe en Georgie. Une expédition qui va les conduire à traverser une nature qui sous peu aura disparu, où les villes côtières auront été englouties avec leurs secrets et leurs failles.
Au début, c’est une impro guitare-banjo inoubliable entre Ed et un gamin autiste que les autres, Lewis en tête, humilie. Au début, c’est quatre hommes prêts à en découdre, galvanisés par Lewis, déifié qui défie.
Mais en découdre et défier quoi ? qui ?
Au début, on se croirait dans un film de Bruno Podalydès. C’est merveilleux, si poétique ; qu’importent les « péquenauds » de la ténébreuse forêt. L’un ne mange pas de viande et sculpte son corps et son regard perçant ; l’autre, pipe aux lèvres, hésite puis rate sa cible à l'arc : une biche à portée de main et confiante ; un autre ne lâche pas la bouteille et le dernier sa guitare. Autour d’un bon feu de camp, sous une nuit étoilée.
On se doute que ça va se corser, on se doute que les « péquenauds » vont se manifester, que la nature va se montrer plus hostile, que ces hommes vont être éprouvés, que Lewis va devoir fermer son clapet et ravaler ses leçons, et les autres se révéler, ce qu’on ignore c’est comment et quand mais surtout… à quel point. Ce point est insoupçonnable et une fois atteint, inoubliable pour les uns, les autres et nous : spectateurs, pour le restant de nos jours.
Ce film est politique, comme tous les films de Boorman. À travers son approche critique de l’homme vs la nature ; de la modernité ; des mythes et postures viriles. Déconstructeur avant l'heure.
On s’accroche à son fauteuil pendant 2 heures et on assiste, livides et les mains moites, aux retournements de situation les plus barbares, les plus honteux, les plus avilissants et les plus méprisants, mais aussi aux dépassements de soi les plus périlleux et valeureux. Il est question de responsabilité face au danger, de prise de risque pour survivre. Jusqu'où mettre le curseur ?
Un film qui hante, parce qu'il raconte le prix à payer, et le délitement du sentiment d'humanité.
Le personnage d’Ed est sacrifié dans l’aventure. Restent Lewis (le meneur devient mené), Drew (le mené devient meneur) et le débonnaire Bobby, si traumatisé par ce qu’il a vécu dans sa chair -une scène longtemps tabou dans plusieurs pays, qu’on ignore s’il pourra surmonter le traumatisme.