Le temps passe, inlassablement, si bien qu’il devient maintenant très difficile de clairement juger le film que l’on qualifie comme étant le chef d’œuvre de John Boorman, Délivrance. Alors que l’avènement des années 70 a marqué un tournant dans l’air cinématographique américain, L’Exorciste de Friedkin, le Parrain de Coppola, John Boorman n’est pas en reste, livrant un film choc qui terrassa un public angoissé, cobaye de cinéastes voulant, une nouvelle décennie fraichement entamée, choquer par leurs propos, leurs culots. Débutant comme un film d’aventure traditionnel, l’on sent vite poindre le malaise lors les premières rencontres entre les kayakistes en vacances et les autochtones géorgiens, Boorman appuyant sur la consanguinité des rednecks locaux, détraquage d’une lignée de paysans aux regards glaciaux, aux us et coutumes d’un autre temps. La nature sauvage recherchée par nos quatre compagnons n’est pas dissociable d’une certaine insalubrité, d’une misère humaine palpable dès l’approche des premiers baraquements.
Le message est fort. Alors que le quatuor se lance à l’assaut de la rivière, espace naturel voué à disparaître au profit du capitalisme, la construction d’un barrage, on aura tendance à oublier la troublante première rencontre. Bien vite, l’horreur rattrape le public alors qu’Eddy et Bobby tombent entre les mains de deux désaxés, en pleine nature. De là transparaît un réel malaise, drôlement appuyé par l’introduction d’une scène de viol d’une violence encore inédite au cinéma dans les années 70. Humiliation, violence physique et morale, sang, pleurs et poussière, le viol crasseux du personnage de Ned Beatty nous transpose en enfer, la suite n’étant qu’une juste sortie des égouts, une délivrance, comme l’annonce le titre. Victime d’une nature hostile, dans tous les sens du terme, les quatre citadins en périple sur le lit d’une rivière devront finalement composer avec une morne réalité pour s’en tirer à bon compte. Boorman dénonce-t-il ? Boorman voulait-il simplement choquer? Difficile à dire, 42 ans plus tard.
Oui, car si des œuvres majeures des années 70 et plus vieilles encore ont percés les âges sans trop de blessures, d’autres ont pris du plomb dans l’aile. C’est notamment le cas de Délivrance, film choc lors de sa sortie, lente pérégrination à l’heure actuelle. Si l’on adhère complètement au mode de tournage de Boorman, acteurs non doublés en situation délicates, réalisme des scène de violence, photographie tournée vers la beauté naturelle d’une région très peu exploitée au cinéma, l’on ne peut que ressentir une certaine gêne face au vieillissement du film, œuvre qui n’aura pas su traverser les époques, à l’instar de quelques autres classiques d’époques tels que Macadam Cowboy, notamment. Le propos était sans doute fort en 1972 mais ne l’est résolument plus en 2014. Difficile de faire de cela un reproche, mais incontestablement, le visionnage d’un non initié de Délivrance en 2014, s’apparente à un chemin de croix tant les mœurs ont changés, tant les dialogues ont pris un sérieux coup de vieux.
Soulignons tout de même que le travail technique de Boorman fût colossal du fait de devoir travailler au cœur d’une nature particulièrement hostile. L’on appréciera également la dévotion à leur cinéaste de Ned Beatty, particulièrement mis à mal par le tournage et le scénario, et Jon Voight, physiquement très investit dans sa tâche. Je ne retiendrais toutefois pas, pour ma part, la prestation de Burt Reynolds, condescendant en grosse brute qui ne sert ici strictement à rien. Question de point de vue. Quoi qu’il en soit, Délivrance clairement partie, intégralement, de l’héritage cinématographique léguer par nos aïeux. Imparfait, difficile à intégrer à notre nouvelle époque, le film de Boorman est un témoin du passé qui mérite notre respect. 12/20