Ici c’est le film de détective à la Chandler qui passe à la moulinette, via une adaptation vaguement inspirée et complètement barrée du « Grand Sommeil » (1946) d’Howard Hawks. Humphrey Bogart remplacé par un Jeff Bridges en bermuda, hirsute et bedonnant, il fallait oser le faire ! Certes au fur et à mesure du temps le détective décliné successivement sous les traits de Robert Mitchum, Frank Sinatra, Dean Martin, Paul Newman ou Elliot Gould avait vu sa condition évoluer dans le sens d’une désinvolture de plus en plus affirmée à mesure que l’on se rapprochait des seventies, mais toujours les canons du genre étaient pour l’essentiel respectés. Le plus innovant dans le domaine fut sans conteste Robert Benton qui en confiant à Art Carney dans "Le chat connaît l'assassin" (1977) le rôle d'un détective âgé, sourd et ulcéreux rompit une première fois avec l'image de séducteur attachée au privé.
Les frères Coen imbibent leur héros de tout le « je-m’en-foutisme » possible en faisant du "Duc" un junkie en trip permanent ce qui leur permet au passage de livrer quelques belles scènes de "voyages" sous influence lysergique. Le privé est en général un être solitaire, c’est même l’un de ses signes distinctifs. Le Duc au contraire vit entouré d'une faune bigarrée qui fait autant l'objet de l'attention des frères Coen que les personnages directement liés à l'enquête. Cette autre innovation par rapport aux canons du genre est tout à fait justifiée si l'on songe que le mode de vie du Duc descend en droite ligne des communautés hippies qui ont peuplé dans les années soixante San Francisco et Los Angeles.
Après chaque élément nouveau de l’enquête, Bogart ou Sinatra se retrouvaient seul dans l’univers clos de leur bureau ou de leur appartement enfumés, Jeff Bridges lui vient se ressourcer auprès de ses potes dans son bowling habituel où il peut débriefer, un russe blanc à la main, les derniers évènements survenus depuis qu’un malotru est venu sans crier gare « pisser sur son tapis » comme il aime le répéter à l’envi. Le Duc n’est en réalité qu’un détective de circonstances ce qui donne toute liberté aux frères Coen pour dynamiter un genre auquel paradoxalement ils rendent avec leur style si particulier un hommage vibrant.
Contrairement aux Marlowe, Harper ou Spade qui rêvent souvent de rendre les armes pour une retraite bien méritée, le Duc a depuis bien longtemps déposé les siennes aux vestiaires s’il les a déjà prises un jour. Tout ce qu’il demande c’est qu’on lui fiche la paix. Forcément son attitude face aux êtres cupides qu’il croise au cours de son enquête en déconcerte plus d’un, y compris le spectateur ravi. Lui-même d’ailleurs ne comprend pas grand-chose à cet embrouillamini, d’où l’influence grandissante de son pote Walter Sobchak (John Goodman), vétéran du Vietnam qui à force de certitudes et d’affirmations grandiloquentes pousse le Duc dans des impasses souvent fâcheuses mais hilarantes. Il faut dire que les acolytes de Jeff Bridges ont été fort judicieusement choisis par les frères Coen, que ce soit John Goodman inénarrable ou Steve Buscemi bête comme une oie. Cette composition baroque et totalement réjouissante permet à John Turturro, Julianne Moore, Philipp Seymour Hoffman ou Ben Gazzara de venir apporter leur pierre à un édifice qui s’il peut paraître branlant à l’image de l’esprit embrumé du Duc est en réalité une mécanique de précision fort bien huilée.
Juste après une telle débauche d’inventivité, les Coen sur deux ou trois films (« Lady Killers », « O’Brothers » ou « Intolérable cruauté ») ont été un peu moins en verve. Rien de plus normal, ce n’est pas tous les jours que l’on peut toucher du bout de ses doigts la perfection. Le Duc est grand et c’est avec plaisir comme le dirait Sam Elliot, le moustachu du bar concluant le film, qu’on lui rendra visite tous les 4 ou 5 ans pour constater qu’il est encore parmi nous car en ces années où tout fout le camp c’est bon de savoir qu’un type comme lui existe. Il faut noter que le film fit un bide aux States et qu’il demeure à ce jour un des moins bons scores au box-office des deux frères. Comme quoi !