4sur5 Un homme s'improvise braqueur de banque avec un complice ; l'opération ne doit durer que quelques minutes, elle se prolongera jusque tard dans la nuit. Il apparaît d'abord trop impulsif, trop irréfléchi pour être à la hauteur de la situation et pour gérer des hommes (et surtout des femmes) ; il n'avait pas compris qu'il allait jouer avec leur destin et plus encore avec le sien. Face aux policiers réunis dehors, sa stratégie de défense est catastrophique et le plonge dans une surenchère vicieuse et irréversible. Il joue les gros bras sans en avoir les moyens et ne parvient dans un premier temps qu'à inciter ses interlocuteurs à lancer l'offensive.
Puis ce même homme capte, sans l'avoir prémédité, l'opinion publique. Sa prise d'otages vire à la farce anticonformiste. Iconisé en deux injures à l'ordre établi et une citation trouvant écho dans l'inconscient collectif, le héros devient une sorte d'anarchiste malgré lui, obtenant ainsi son quart-d'heure de gloire. Et il se découvre une authentique verve d'agitateur de foules, comme s'il sortait du placard pour devenir un être politique.
Un après-midi de chien s'impose ainsi, entre autres choses, comme une critique de la triste malléabilité du public et de l'aberration de sa quête d'héroisme ; critique aussi des contradictions de ce public qui de fan devient fauve dès lors que son idole ose transgresser des tabous que pas même ces rebelles coca-cola n'auraient pensé à remettre en cause (l'homosexualité révélée du héros lui fait perdre de son aura auprès d'une partie de la foule). En quelques minutes, Sindey Lumet retourne la situation ; ce n'est pas le héros, c'est cette opinion publique, cette masse volatile, qui est stupide, si désireuse d'offrir ses louanges à n'importe quelle mode éphémère, alors qu'elle rechigne à la moindre proposition concrète d'évolution.
Le film est mené d'une main de maître ; c'est profond et trépidant à la fois. Lumet, qui n'est plus du tout hésitant dans sa mise en scène ou pataud dans ses mouvements de caméra comme il pouvait l'être sur Serpico deux ans auparavant, a opté pour une approche presque documentaire (l'action se déroule quasiment en temps réel), sans les commentaires ni les gros plans suggestifs pour nous guider. Et alors qu'on y voit tout juste un commentaire sur la fabrication du bouffon médiatique prototypique, déjà s'immisce une dimension sociale, grave, inattendue, extrêmement audacieuse pour son époque.
Parce que soudain, le bouffon devient héros. Un héros, un vrai, avec une cause pour laquelle personne n'oserait jamais au front. En abordant la question de la transexualité, Lumet montre jusqu'ou une condition aussi pénible peut amener ceux qu'elle concerne. Il exhibe une bravoure désespérée en même temps qu'il tente de trouver un compromis à la fatalité. Comment ne pas fondre d'admiration devant le courage, la témérité même, presque suicidaire, du film lui-même, et de son interprète principal, Al Pacino, l'une des premières vedettes hollywoodiennes à interpréter un personnage LGBT. Et lorsque ce héros doit se rendre compte qu'il a repoussé tant de limites en vain, parce que les autres ne sont pas prêts à affronter le Monde, alors il devient une sorte de martyr. Un martyr de l'intolérance d'une civilisation et des réticences des victimes d'un modèle uniforme. C'est peu dire que le geste est beau et édifiant ; Al Pacino et son personnage s'engagent, se sacrifient, pour jeter la lumière sur les parias qu'on écrase en silence et qu'on moque tout haut. Le film ne tire pas à lui cette gloire, reste humble, sans aucune démonstration, se cantonnant à un leitmotiv simple, reproduire à l'écran une aventure humaine ou les méthodes sont universelles et les motivations marginales. Ses personnages ne sont pas des caricatures, ce sont des individus avec une ''tare'' qui déborde, un accessoire dans leur construction, mais qu'on leur refuse. Le cri de la liberté qui séduit les badauds est en vérité bien plus qu'une simple image. Mais son intelligence échappe ; on pourrait n'y voir qu'un exercice de style fun par deux imbéciles dont l'un est sympathique. Pourtant Lumet n'a aucune compassion pour ses personnages (contrairement aux otages qu'on croit un moment frappé du Syndrôme de Stockholm), il les évalue et ne masque rien de leurs contradictions (l'Al Pacino de ce film est aussi déplaisant sous certains aspects ; il est peu cultivé, s'est montré violent envers celui qui l'aime...).
Près de quarante ans après, la vision d'Un après-midi de chien révèle toujours une œuvre puissante et intense, ménageant le plaisir du spectateur (il aura sa dose d'action, de rebondissements narratifs et même d'humour) tout en lui offrant les éléments d'une réflexion indémodable. Le qualificatif est galvaudé mais il faut se rendre à l'évidence, il s'accorde parfaitement avec les films de Lumet (même les moins bons formellement) et surtout celui-ci.
http://videodrome.over-blog.net/