Dans le dossier de presse, Elia Suleiman explique : "Je ne veux pas délivrer un truisme, mais d'une certaine façon le libéralisme décide du positionnement des médias, qui attendent du cinéaste qu'il délivre une information. Mes films sont à l'opposé de cela, ils en sont même la négation. Personne ne m'a attendu pour connaître les événements qui se sont produits en 1948, le 1948 que je montre n'est jamais que "mon" 1948." Cette démarche paraît évidente à la vision du film, tant la façon de raconter 60 ans de vie en Cisjordanie occupée par les Israéliens se fait au travers du double prisme de la mémoire du réalisateur, et de la vision qu'il a pu se faire des récits de son père.
Le film est découpé en quatre parties : 1948, date de l'indépendance d'Israël et début de l'occupation pour les Palestiniens ; 1970, date de la mort de Nasser et de la fin de l'illusion de l'unité arabe ; 1980, au lendemain des accords de Camp David : et aujourd'hui, en pleine seconde intifada. Mais cette dimension historique n'apparaît qu'en arrière-plan, grâce à des scènes là encore marquées par la subjectivité : une chorale d'écoliers arabes israéliens recevant le prix du concours de chant hébraïque, la police perquisitionnant et prenant un plat de boulghour pour de l'explosif, la mention dans une lettre de la mère de la délivrance du permis de chasse à Fuad, 32 après le début de l'occupation.
Les scènes de 1948, reconstituées à partir du récit du père magnifié par le souvenir du fils, semblent échappées d'un album de Tintin, jusqu'à la couleur jaune de l'avion israélien qui pourchasse la voiture. Le dynamisme de ce découpage très visuel est dû en grande partie au choix de cadrage et au sens du montage qui justifie une de mes grandes théories : pas besoin de mettre une caméra sur des grues sophistiquées pour créer le mouvement. Car dans "Le Temps qui reste", il n'y a que des plans fixes ; certes de nombreuses scènes sont tournées à bord de voitures, mais ce sont alors les véhicules qui bougent, pas la caméra.
Cette dimension naïve, presque enfantine, se trouve renforcée par la direction d'acteurs, proche du cinéma muet. Les plans commencent souvent avec un personnage immobile au milieu du cadre, fixant les spectateurs, avant de se lancer dans une diatribe comme le voisin dépressif avec ses théories ponctués de grossièretés, ou Elia lui-même, enfant, adolescent ou adulte, enfermé dans un mutisme keatonien.
Car le sous-titre de film est : "Chronique d'un présent-absent". Comme son père très actif, voire activiste, en 1948 devient par la suite enfermé dans le silence et les activités statiques (pêcher, boire un coup avec les voisins), Elia semble comme absent de sa propre vie, simple témoin de la condition de minorité de son peuple sur sa terre. Sa mère, qui ponctue en 1970 et 1980 le film par ses lettres à sa famille émigrée en Jordanie, finit elle aussi par se réfugier dans le même silence, prise en charge par le voisin policier et sa femme asiatique qui joue la garde-malade.
Sur un sujet aussi nostalgique, on pourrait craindre le trop-plein de mélo. Mais la distance gardée avec les personnages, et la dimension absurde, voire burlesque, des situations évitent tout pathos ; au contraire, il y a une légèreté grave qui fait souvent penser à Kaurismäki et à Moretti. Des scènes comme celle des retrouvailles avec ses amis après des années d'exils, filmée comme une chorégraphie sur un air oriental qui adopte le rythme du tango, celle du militaire israélien annonçant le couvre-feu devant la boîte disco et qui ponctue son message d'un beat de la tête, ou encore le canon du Merkava de Tsahal qui suit le déplacement d'un Palestinien sorti pour vider sa poubelle, toutes ces scènes apportent un note poétique qui soulignent l'absurdité de la situation.
Je n'avais pas vu les deux premiers films d'Elia Suleiman. Je confesse que je suis allé voir "Le Temps qui reste" un peu dans l'idée de rajouter un pays à la liste des critiques clunysiennes. J'avoue aussi que par exemple, j'ai toujours trouvé une forme de maladresse démonstrative très datée aux films de Youssef Chahine. Ce fut donc pour moi une excellente surprise que de découvrir une œuvre accomplie, où un réalisateur utilise avec intelligence et grâce tous les moyens du cinéma pour émouvoir, raconter et inciter à réfléchir.
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