Un vieux routard au front ceint d'un bandana, assis sur l'herbe du bord d'une route, proclame en flamand que Dieu est grand, et que s'il n'est pas le Christ, qu'Il lui envoie la foudre. Puis, sans rapport avec la scène qui a précédé, un homme avec une chemise aux écussons seventies (Gulf, STP, Champion), conduit dans la nuit une Chevrolet presque trentenaire. Il s'arrête devant son pavillon, découvre une vitre cassée, s'empare d'une barre de fer et part traquer le cambrioleur qu'il a entendu à l'étage. En plan large, fixe, on le voit chercher dans sa chambre pour finir par trouver le monte-en-l'air tapi sous son lit, qui négocie sa sortie contre le droit de garder le bocal de pièces jaunes.
Dès le début du film, le ton est donné. A l'image de ces bikers berrichons ou savoyards qui réussisent à transformer leur environnement en un tronçon de la route 66, Bouli Lanners parvient à faire de son bout de Wallonie un ersatz du Montana : faisant oublier que la Belgique a une densité de population trois fois supérieure à la France, il promène ses personnages à travers des plaines sillonées de routes faites de plaques de béton et au coeur des forêt ardennaises, et où les rares personnes rencontrées partagent avec les deux héros la carctéristique d'être à côté du monde.
Le plus jeune lutte plus ou moins pour sortir de la toxicomanie, erre sans but précis, peut-être juste dans l'espoir diffus que ce père militaire qui lui faisait chanter la Brabançonne tous les soirs accepte de le revoir. L'aîné a beau avoir un métier et une maison, sa marginalité n'en semble pas moins aussi grande : orphelin d'âge canonique, comme disait Brassens, il semble perdu dans ce monde trop adulte. Il y a d'ailleurs un côté terriblement enfantin chez ces Laurel et Hardy, entre Ivan qui s'entête à répondre "Si" à celui qui lui rétorque "Non", et Elie qui demande anxieusement dès qu'il est perdu "On est où ? On fait quoi ? C'est quoi ici ?". Ivan en est conscient, qui réplique à Elie enthousiaste de le présenter à sa mère : "Tu crois que ça va rassurer tes parents, de voir un gars comme moi ?"
On pense à Kaurismaki (pour le goût des endroits improbables et une forme d'ascétisme), à Tati (pour le burlesque de certains plans, comme celui de la caravane qui bascule chaque fois qu'un de ses occupants bouge), à Blier (pour le personnage de Philippe Nahon, collectionneur de voitures qui chacunes ont une bosse laissée par la personne qu'elles ont écrasées) ou aux frères Cohen, chez qui Bouli Lanners a emprunté la dégaine de John Goodman dans "The Big Lebowski".
Bouli Lanners explique qu'"Eldorado", c'était le nom de la Cadillac qu'il espérait avoir pour le tournage. Finalement, il a eu une Chevrolet Caprice, et "Caprice", ça n'allait pas à son film ; alors, ce fut quand même Eldorado. Anectode digne du scénario, où quand on pense voir Vesoul on se retrouve à Vierzon, et où Lanners scénariste semble partager l'avis de Lanners-acteur : "Un bon sujet de conversation, c'est pas facile à trouver, surtout quand on parle à son voleur".
Même si le film baigne dans une ambiance onirique, Bouli Lanners a nourri son film d'éléments de sa vie, comme l'indique la dédicace au générique de fin : à mes deux imbéciles de cambrioleurs. Au passage, le réalisateur règle ses comptes avec Alain Delon, qui avait été odieux avec lui et son compatriote Poelvoorde lors du tournage d'"Astérix aux Jeux Olympiques", et qui donne ici son surnom à un grand échalas naturiste surgi de nulle part dans un camping aussi désuet que l'Atomium.
Il explique ainsi ce rapport à sa propre expérience : "J'adore raconter des histoires parce que je mens tout le temps. Ma femme, elle, ne ment jamais. Des fois, je me rabats sur elle lorsque mes potes ne me croient pas. Disons que je ne mens pas mais que j'exagère toujours. Si on n'exagère pas les histoires qui nous arrivent, on se fait chier dans la vie. Autrement, si je n'exagérais rien, je ferais des documentaires ou du cinéma-vérité. Moi, je fais du cinéma-mensonge avec un sentiment de vérité."
Depuis quelques années fleurissent les road movie décalés, comme "Congorama", "Une Histoire Simple", "Drôle de Felix" ou "Western". Primé à la Quinzaine des Réalisateurs, "Eldorado" trouve naturellement sa place dans cette liste, grâce à la façon qu'a Bouli Lanners de filmer son pays comme une vaste étendue, loin "de l'image d'une Belgique grise et triste", à une histoire linéaire ("Ca parle de deux mecs qui partent d'un point A pour arriver au point B"), et à une tendresse sans illusion pour ses personnages.
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